Paris, 1788
Parmi les rares qualités positives qu'il reconnaît aux Parisiennes dont il fait le portrait pour le bénéfice de Julie, Saint-Preux mentionne leur disinvoltura : « elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n’est pas dépourvue de grâces, et qu’elles se piquent souvent de pousser jusqu’à l’étourderie. » La musicalité du mot ne laisse pas indifférent. La 9e édition du Dictionnaire de l’Académie (en cours) nous apprend que désinvolture est emprunté à l’italien disinvoltura et à l’espagnol desenvoltura, dérivé de l’adjectif desenvuelto (confiant, assuré), et date du XIXe siècle la première attestation. Le Petit Robert, lui, suggère 1794.
Mais à la veille de la Révolution, dans son livre intitulé La Vraie Manière d'élever les princes destinés à régner, Louis Antoine de Caraccioli, rejeton exilé d'une noble famille napolitaine, avait déjà francisé le mot en soulignant les vertus d’un détachement, d'une indifférence aux contraintes ordinaires :
Cette désinvolture, qu’on me passe ce terme que j’emprunte de la Langue Italienne, a quelque chose d’admirable dans une éducation qu’on veut perfectionner : elle bannit la crainte ; elle ôte les entraves ; elle se rend indépendante du tems même, comme nous l’avons dit, attendant les momens où l’esprit voudra s’appliquer.
La date de 1794 est probablement celle de la traduction par Charles Pougens du récit du voyageur allemand Georg Forster intitulé Voyage philosophique et pittoresque, sur les rives du Rhin, à Liège, dans la Flandre, le Brabant, la Hollande :
Cette amabilité et cette désinvolture (1), qui font le charme des sociétés de la Haye, décèlent l’influence de la cour ainsi que des étrangers qui affluent ici de toutes parts.
L’origine du mot est donc expliquée dans une note :
(1) Forester a emprunté ce mot de l’Italien disinvoltura. Scrive sempre al suo solito con gran disinvoltura e proprieta. Fr. Redi, Lettere familiare. Fir. Manni, 1724, 1727 ; 2 vol. 4°. Ce mot est très-élégant en Italien, mais je doute qu’il puisse réussir dans notre langue.
Pougens n’a pas tout à fait tort. Déserté par les journaux parus pendant la Révolution, le mot peine à être adopté par la littérature du XIXe siècle. Confondu souvent avec le cynisme, il n’inspire guère la confiance : un politique désinvolte n’est pas considéré comme un tacticien ingénieux, mais comme un badin léger. On mesure peut-être là la différence entre les caractères français et italiens.
Sources : Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761, 2e partie, lettre 21 ; Louis-Antoine de Caraccioli, La Vraie Manière d'élever les princes destinés à régner, Paris, Poinçot, 1788, 2e partie, p. 104 ; George Foster, Voyage philosophique et pittoresque, sur les rives du Rhin, à Liège, dans la Flandre, le Brabant, la Hollande, trad. Charles Pougens, Paris, Buisson, an III, t. 1, p. 307.