Paris, 1771
« Ah ! ça ira », cet air révolutionnaire, si entraînant qu’on le joua en prairial an VI pour stimuler l’ardeur de Hanz et Parkie, les deux éléphants neurasthéniques du Jardin des Plantes, est né au printemps 1790, dans une version bon-enfant remplacée dès l’automne par des couplets moins amènes, dont la fameuse injonction : « les aristocrates à la lanterne », qui exprimait un ressentiment ancien dans des termes inédits.
La langue française connaissait depuis longtemps aristocratie (« gouvernement où le pouvoir est exercé par plusieurs personnes considérables »), aristocratique, et même aristocratiquement ; la lanterne éclairait les rues de Paris depuis belle lurette ; mais l’aristocrate était une nouveauté. Beaumarchais le remarque : « Je donnerai deux mille écus à celui qui prouvera que j’aie eu la moindre liaison avec aucun de ceux qu’on désigne aujourd’hui sous le nom des aristocrates » (« Requête à la Commune », 1789, nous soulignons) ; la Correspondance secrète déplore elle aussi la mode du mot : « Aristocrate est devenu une expression banale et d’un sens si indéfini que deux partis opposés s’en servent réciproquement entr’eux l’un contre l’autre, comme du non plus ultra d’invectives » (27 mars 1790).
Ce substantif était apparu quelques années plus tôt. Le Dictionnaire de l’abbé Féraud relève les trois premières des rares occurrences prérévolutionnaires.
* ARISTOCRATE, s. m.. Membre ou partisan du gouvernement aristocratique. Ce mot est nouveau et il a besoin du sceau de l’usage. « Le peuple en corps peut abuser de la souveraineté ; des Aristocrates peuvent en abuser aussi. Moreau. » « C’est en calomniant les classes inférieures de la Nation (anglaise) que nos Aristocrates justifient et soutiennent les panégyriques tant multipliés en faveur de l’anarchie. Linguet. » « Des Aristocrates, des Souverains devoient-ils écouter ces pressentiments pusillanimes ? Le même. »
Les trois citations donnée par le lexicographe marseillais méritent qu’on les examine. Les deux dernières proviennent des tomes IV et V (août 1778- mai 1779) des Annales politiques, le journal de Linguet alors exilé à Londres, ce qui suggère que le mot est peut-être une importation anglaise. La première, la plus ancienne, provient d’un pamphlet intitulé « La tête leur tourne », publié anonymement en 1771 en défense de la réforme Maupeou, que Féraud attribue à Jacob Nicolas Moreau, qui figurait dans la bibliothèque de Voltaire et qui pourrait bien être de la main de… Linguet.
Sources : Le Patriote français de Lemaire, 20 prairial an VI ; Mercure de France, 6 novembre 1790 ; Gunnar von Proschwitz, Introduction à l'étude du vocabulaire de Beaumarchais, 1956 ; Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787 ; Simon Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires, t. IV, 1778, Avertissement, p. 17, et t. V, 1779, n° 37, p. 278.