samedi 5 août 2023

Journalisme

 C’est peut-être à Pierre Bayle que l’on doit l’invention du mot journaliste, dans sa préface au premier volume des Nouvelles de la république des lettres, en mars 1684.

Mais quand même les Auteurs des Journaux tâcheroient de ne se pas rencontrer, il seroit impossible qu’ils ne parlassent pas quelquefois d’un même Livre. Car il y a des Ouvrages très-curieux qui viennent en même temps à la connoissance de plusieurs Païs Etrangers, et alors chaque Journaliste se hâte d’en faire mention, sans attendre qu’il ait appris si les Auteurs des autres Journaux l’ont laissé passer, ou s’ils en ont inséré le plan dans leurs Nouvelles. [Nos italiques]

Dès lors on parlera du « journaliste de Hollande » (1686), du « journaliste d’Amsterdam » (1695), du « journaliste de Parme » (1686), du « journaliste de Paris » (1707), pour éviter de nommer, respectivement, Claude Jordan, Jean Tronchin du Breuil, l’abbé Francesco Nazzari (rédacteur du Giornale de’ letterati) ou l’abbé Jean-Paul Bignon (rédacteur du Journal des savants). En effet « journaliste » est généralement employé dans un contexte polémique. Le propre du journaliste est de critiquer les livres qui paraissent ; tandis qu’on nomme gazetier celui qui s’occupe de nouvelles politiques (même s’il peut y avoir cumul et confusion des fonctions).

Le mot journalisme est plus tardif et reste rarissime tout au long du XVIIIe siècle. En 1710, Nicolas Gueudeville, rédacteur de l’Esprit des cours de l’Europe, déclare qu’ « il ne [lui] appartient pas d’ouvrir les cabinets des princes (heureuse vocation qui n’est donnée qu’au grand Héros du Journalisme) ». Gueudeville désigne ici Claude Jordan, désormais rédacteur de La Clef du Cabinet des princes. En 1730, dans sa feuille périodique intitulée Critique désintéressée des journaux littéraires, François Bruys déplore le « Journalisme » du style de l’auteur de l’Histoire militaire du prince Eugène, entendant par là une énumération trop scrupuleusement exacte d’événements présentés chronologiquement. Ce sont là les deux premières occurrences, mais aussi deux emplois que l’on peut qualifier d’improprement modernes puisque c’est, faute d’un autre mot, le travail du gazetier qui est décrit, et non celui du critique littéraire. Pour dire la même chose, Voltaire préfère d’ailleurs parler de « style de gazette ».

Avant 1789, le seul auteur à employer fréquemment et rigoureusement le mot « journalisme » est Louis Sébastien Mercier. « Celui-là avait bien raison, qui a dit le premier, qu’une bonne injure est toujours mieux reçue et retenue, qu'un bon raisonnement ; voilà la Théorie du Journalisme tracée en deux mots », écrit-il en 1778 dans De la littérature et des littérateurs. Le 6 juin de la même année une lettre de Mercier au Journal de Paris s’en prend à La Harpe, coupable d’avoir, en le citant, falsifié les passages, mutilé les phrases : « c’est une ressource du Journalisme, mais il l’emploie trop fréquemment ». Quelques mois plus tard le premier volume du Tableau de Paris dénonce les « demi-auteurs » : « Voués au Journalisme, ce mélange absurde du pédantisme & de la tyrannie, ils ne seront bientôt plus que satyriques, et ils perdront avec l’image de l’honnête, le moral des idées saines ».

C’est à partir de 1790 que « journalisme », cessant de s’appliquer à la seule presse littéraire, devient un mot courant, surtout dans la presse de droite, qui en dénonce les liens consubstantiels avec le nouveau système. Dans les Actes des Apôtres, Jean-Gabriel Peltier constate que « toute la caste écrivante s’est occupée de la révolution » : « le journalisme est devenu la base de l’égalité littéraire ». Il reproche à ses confrères d’avoir mis leur plume au service d’une illusion. Il promet un nouveau journal qui ne se contentera pas de se traîner « à la suite des événements du jour » : « un journal d’anticipation » qui annoncera les succès de la Révolution avant même qu’ils ne se produisent et dispensera ainsi les lecteurs « de lire d’autres feuilles, grandes et petites, que la nôtre précédera ».

Si, comme nous l’avons vu, journalisme n’est pas un mot nouveau en 1789, c’est néanmoins un mot de la Révolution, que Mercier accueille comme tel en 1801 dans sa Néologie.

 

P. Bayle, Nouvelles de la république des lettres, Amsterdam, Henry Desbordes, mars 1684 ; N. Gueudeville, L’Esprit des cours de l’Europe, t. XIX, Amsterdam, mai-août 1710, p. 243 ; F. Bruys, Critique désintéressée des journaux littéraires, La Haye, Van, Lom, 1730, p. 163 ; L. S. Mercier, De la littérature et des littérateurs, Yverdon, 1778, p. 67 ; repris dans Tableau de Paris, chap. CCCLI : « Querelles littéraires » ; L. S. Mercier, Tableau de Paris, 1re partie, Londres, 1781, p. 148 : « Des demi-auteurs » ; J. -G. Peltier, Les Actes des apôtres, Paris, t. XII, chap. 172, 1790 ; L. S. Mercier, Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux, Paris, Moussard et Maradan, 1801, t. 1.