dimanche 13 août 2023

Anarchiste

Paris, février 1792

Si le journaliste a existé avant le journalisme, l’anarchie a précédé l’anarchiste. En effet Richelet connaît l'anarchie, qui « se dit lorsqu’il n’y a personne qui commande absolument » (1693), tandis que Furetière rappelle que pendant la Ligue, faute de chef véritable, « la France fut dans une longue anarchie ». Mais chez l’un comme chez l’autre, point d’anarchiste. De même, dans les Reflections on the Revolution in France d’Edmund Burke (1790) : anarchy sans anarchists. Le mot, que le Supplément du Dictionnaire de l’Académie n’admet toujours pas en 1798, a pourtant fleuri sous l’Assemblée nationale législative, au printemps 1792.

L’Ami des patriotes ou le défenseur de la constitution est alors rédigé par l’avocat Michel Regnaud, ancien député qui, à la différence de son ami André Chénier, survivra à la Terreur et deviendra comte d’Empire. En février 1792, le journal dénonce les membres d’un directoire secret des Jacobins qui prétend

déjouer l’odieux complot qui se formait pour rendre à l’assemblée sa dignité, à ses travaux leur utilité, à la constitution sa force, aux anarchistes leur espoir, aux agitateurs leur crédit, aux talents et à la probité leur influence.

Si l’on comprend bien ce paragraphe ironique, anarchiste est alors un mot nouveau (en italique) qui appartient au vocabulaire des Jacobins (les futurs Girondins Brissot, Vergniaux, Pétion…) pour désigner leur adversaire du moment : le Club des Feuillants, ou Amis de la Constitution (de septembre 1791), auquel Regnaud appartient. Les anarchistes ne sont donc nullement des excités de l’extrême gauche mais des modérés qui, après Varennes, espèrent encore sauver la monarchie.

En novembre de la même année, le Mercure français constate que les lieux les plus agités du territoire national sont ceux où les denrées sont les plus abondantes ; que le peuple est tourmenté par des craintes chimériques. Les causes du mécontentement sont

dans le crime de ceux qui font des exportations frauduleuses, dans cette foules d’anarchistes qui se répandent dans tous les lieux, maîtrisent les marchés, et par d’extravagantes déclamations égarent un peuple bon et crédule ; enfin dans ces hommes qui calculent sur le malheur d’autrui.

On voit renaître le même genre de théorie du complot que lors des crises frumentaires de 1775 et 1789, où l’anarchiste a remplacé l’accapareur et l’affameur, respectivement, dans le rôle d’un ennemi d’autant plus inquiétant qu’il n’a pas d’identité précise.

En janvier 1793, L’Ami des lois de Jean-Louis Laya connaît un succès de scandale. M. de Forlis, le héros de la pièce, dénonce ces hommes « Qui, du retour de l’ordre en secret consternés, / De qui le rétablit sont les ennemis nés ». Les montagnards de la Commune de Paris se reconnaissent et font campagne pour la fermeture du théâtre. Mais Forlis a un autre adversaire, M. de Versac, monarchiste « sans règle et sans frein », à qui il reproche « D’être ne France, plus royaliste que le roi. Piqué, Versac répond :

Fort bien ! je vous comprend : ce nom de royaliste

Est un terme poli qui veut dire anarchiste ?…

Les anarchistes sont de tout bord. La confusion terminologique règne. Même si la Révolution française a connu des anarchistes authentiques et convaincus (les « Enragés », tel Jacques Roux), ceux-ci ne se disaient pas anarchistes. Il fallut attendre les théoriciens du XIXe siècle de l’anarchisme (Proudhon, Bakounine) pour qu’anarchie cesse d’être seulement synonyme de désordre social.

 

Sources : L’Ami des patriotes ou le Défenseur de la Constitution, n° 21 du 25 février 1792 ; Mercure français, par une Société de Patriotes, n° 45 du 10 novembre 1792, p. 107 ; L’Ami des lois, comédie en cinq actes, en vers. Représentée par les Comédiens de la Nation le 2 janvier 1793. Par le Citoyen Laya.