mercredi 27 décembre 2023

Abus

 Paris, janvier 1794

 

« Le ministère de la Vérité – Miniver, en novlangue – frappait par sa différence avec les objets environnants. […] De son poste d’observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du Parti :

La guerre c’est la paix

La liberté c’est l’esclavage

L’ignorance c’est la force »

Dès les premières pages de 1984, George Orwell indique que la question de la langue sera au cœur de son ultime livre, publié en 1949, un an avant sa mort. Un appendice placé à la suite du roman résume les principes exposés dans la onzième édition du « dictionnaire novlangue ».

Orwell n’a sans doute pas lu le Dictionnaire néologique de Louis Abel Beffroy de Reigny, dit le Cousin Jacques, dont le premier tome parut en 1801. Dans sa « Courte introduction », l’auteur affirme en avoir eu l’idée « dès les premiers jours de la Révolution », et qu’il n’a cessé de le remanier pendant dix ans à mesure que les mots apparaissaient et changeaient de sens. Les entrées « Abus » et « Abus des mots » figurent dans le premier tome :

Abus. De tous les termes usités, celui d’abus est précisément celui dont on a le plus abusé ; et l’abus qu’on en a fait, est lui-même un abus détestable. Il fallait dit-on réformer les abus de l’ancien régime […]

Abus des Mots. Jamais il n’a été si loin, depuis l’origine du monde. Mais avec un nouveau Dictionnaire fait exprès, qui expliquerait que liberté a voulu dire esclavage, qu’humanité a voulu dire barbarie, que vertu a voulu dire crime, etc. on aurait le mot de l’énigme, et la nouvelle langue serait très facile à retenir.

Quoiqu’alors toujours vivant, puisqu’il ne mourut qu’en 1841, Bertrand Barère a lui aussi les honneurs de ce ce premier tome. Un très curieux article condamne l’ancien rapporteur du Comité de salut public : « Tout le monde connaît les motions incendiaires de Barère, les principes d’énergumène qu’il a si souvent proclamés à la face de la France entière », ses « phrases adroites et terribles ont frappé des milliers d’innocents » ; avant de plaider pour la réhabilitation d’un homme qui peut encore « honorer et servir son pays » : « tu redeviendras humain, secourable, sensible, vertueux ». Le discours de l’ « aimant et charitable » Barère devant la Convention, le 3 pluviôse an II, définissant la « guerre de la liberté », aurait eu sa place dans le roman d’Orwell, dans la bouche d’Emmanuel Goldstein peut-être :

Il faut la paix aux monarchies, il faut l’énergie guerrière à la république. Il faut la paix aux gouvernements de l’Europe, il faut la fermentation révolutionnaire à la république. La mort vaut mieux qu’une paix honteuse et insuffisante. Une guerre désastreuse vaut mieux qu’une paix factice. Voilà le mandat patriotique que les républicains sincères, et les amis sincères de la liberté nous ont donné.

Car la guerre, c’est la paix, et la défaite, c’est la victoire.

 

Sources : Nous citons 1984 dans la traduction d’Amélie Audiberti de 1950, et non celle de Josée Kamoun (2018), chez qui « newspeak » devient « néoparler ». – Il y a un doute sur la date de publication des 3 tomes du Dictionnaire néologique des hommes et des choses […]. Le premier parut sans doute dans les premiers jours de 1801 puisque le Mercure de France en fait une critique élogieuse le 16 pluviôse an IX (5 février 1801). Le second fut lui aussi publié à Paris chez Moutardier. Le troisième est daté de 1802, à Hambourg, et s’arrête au milieu de la lettre C. La suite ne parut jamais, victime de la censure du Consulat. Le manuscrit même en semble perdu. – Journal général de la guerre, Bruxelles, 29 janvier 1794.

 


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