vendredi 12 janvier 2024

Épuration

 Paris, août 1791

Au xviiie siècle, à en croire le Dictionnaire de l’Académie, on épurait déjà beaucoup : non seulement le sirop et l’eau bourbeuse (en la filtrant avec du sable), mais la langue (pour la rendre plus pure et plus polie) et le goût (pour le rendre plus sûr et plus délicat). On pouvait même épurer un auteur (en retranchant de ses œuvres ce qui s’y trouvait d’obscène ou de trop libre) ; et épurer le théâtre, en écrivant des pièces où rien ne blessât la pudeur. On épurait encore son cœur en en chassant les sentiments contraires à la religion et aux bonnes mœurs.

L’Académie ne connaissait pas le substantif, trop technique : on ne parlait guère d’épuration qu’en chimie ou en médecine : épuration du charbon de bois ; épuration du vin (dont on se demande si elle l’affaiblit et l’évente ou le rend plus gai et plus léger) ; épuration des humeurs (dont on s’accorde à penser qu’elle suscite des crises salutaires, mais dont comme on ne sait si l’opium l’empêche ou la facilite). Globalement et dans tous les domaines, l’épuration était une bonne chose.

Il faut attendre la Révolution pour que l’épuration prenne un goût amer, en même temps que son sens moderne : « Action d’expulser d’une organisation, d’une administration, d’une entreprise, d’une profession, etc., une catégorie d’adhérents ou d’agents jugés indésirables ou indignes. » 

Il semble que la libido epurandi ait commencé au sein même des sociétés révolutionnaires, et plus précisément de celle des Jacobins, menacée de disparition à l’été 1791 :

Cette société est tombée en discrédit ; elle a même désespéré de pouvoir se relever. Plusieurs de ses membres ont été d’avis d’abandonner le champ de bataille ; mais le plus grand nombre a opiné pour l’épuration de ses membres gangrenés

écrit alors la Correspondance littéraire secrète. La métaphore est clairement médicale. Au printemps 1792 l’épuration touche l’armée : « Il fallait qu’une épuration se fit dans l’armée française. Elle était utile aux soldats eux-mêmes, comme à la révolution. ». Épuration sans douleur puisque les officiers suspects ont d’eux-mêmes décidé de suivre « les vices qui fuyaient à Coblence ».

Le mouvement est désormais enclenché. La Convention épure l’administration. Le décret du 14 frimaire an II (4 décembre 1793) charge les représentants du peuple dans les départements « d’achever sans délai l’épuration complète des autorités constituées » (Sur le mode de gouvernement provisoire et révolutionnaire, section IV).  Les citoyens concernés peuvent encore espérer en être quitte pour une simple révocation. Mais quand il s’agit de l’épuration des prisons, Jean-Baptiste Carrier donne au mot un sens plus radical, comme en témoigne l’interrogatoire d’un de ses séides en octobre 1794 :

Le président : De qui aviez-vous reçu l’ordre d’épurer les prisons ?

Goullin :  C’est Carrier qui nous en a fait l’injonction la plus expresse.

Le président : Mais cette épuration ne s’est faite, et n’a pu se faire que sur les listes de proscription remises par le comité à Carrier, qui pourrait seulement y avoir donné son assentiment.

Goullin : C’est Carrier qui a dirigé cette épuration des prisons, & qui nous a désigné les brigands pris les armes à la main. 

Le xxe siècle a achevé d’ôter à l’idée d'épuration toute gaieté et toute légèreté. Sous Vichy, le journaliste collaborationniste et antisémite Armand Bernardini crée l’expression « épuration ethnique »  (L’Ethnie française, juillet 1941) ; trois ans plus tard, à la Libération, «  l’épuration », tout court, fut le nom donné exutoire peu glorieux.

 

Sources :  Dictionnaire de l’Académie, 4e édition, 1762 ; Nicolas de la Mare, Traité de la police, 1729 ; Correspondance littéraire secrète, 20 août 1791, p. 267 ; Journal politique, ou Gazette des gazettes, 27 mai 1792, p. 21 ; Procès-criminel des membres du Comité révolutionnaire de Nantes, Paris, Toubon, an III, p. 35-36.