samedi 2 mars 2024

Ramification

Paris, 1789

La 4e édition du Dictionnaire de l’Académie (1762) ne connaît qu’un sens figuré, anatomique : « distribution d’une grosse veine ou artère en plusieurs moindres qui en sont comme les rameaux ». La 5e (1798) ajoute une autre métaphore : « divisions nombreuses d’une science qu’on analyse, qu’on classifie ». La 6e (1835) remarque que le mot est peu usité dans son sens propre de « production de rameaux, disposition des branches », mais qu’en revanche ramification « se dit quelquefois en parlant d' une conspiration, d' un complot. Les ramifications de ce complot s' étendaient fort loin. »

Les événements de 1789 ont certainement contribué à la naissance de ce dernier usage, qui s’éloigne du champ scientifique pour dire l’étendue inquiétante, la prolifération incontrôlée, la complication néfaste d’un phénomène politique ou social.

Mais dès 1788, Joseph Ludwig Nikolaus, comte de Windisch-Graetz, dans ses Objections aux sociétés secrètes, écrites en français, s’inquiète du danger que représentent les sociétés secrètes qui se multiplient en Europe, même celles qui prétendent rendre les hommes plus heureux qu’ils ne sont. La passion du bien public « est la plus belle de toutes les passions humaines, quand elle est éclairée ; mais comme elle l’est rarement, elle est aussi la plus dangereuse ; elle est une ramification du Fanatisme. » Certes les moines sont souvent des intrigants fanatiques, mais du moins on en connaît le nombre et on les reconnaît à leur robe, tandis que les membres des sociétés secrètes sont des ennemis invisibles. La littérature commence d’ailleurs à faire son miel de cette sourde menace. En 1797, Pauliska ou la Perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr met en scène ce qui est peut-être la premier exemple d’une organisation criminelle transnationale, dotée d’une antenne dans toutes les capitales.

En 1789, le Procès-verbal des derniers États généraux tenus aux enfers, pamphlet de Jean-Baptiste Hélie, curé grenoblois, analyse l’équilibre des pouvoirs politiques dans la France du xviiie siècle. Les parlements ont été réformés et  doivent être conservés, car eux seuls peuvent

mettre un frein au despotisme ministériel, et bannir une aristocratie d’une nouvelle espèce, qui, sans être précisément l’ancienne aristocratie féodale, en était une ramification d’autant plus dangereuse, que les aristocrates s’étaient multipliés en proportion de la facilité avec laquelle, depuis plus de deux cents ans, la noblesse s’acquérait en France.

La ramification (au singulier) est le mouvement lent et irréversible par lequel un mal identifié fait place à ce qui ne constitue nullement un progrès, mais une forme diffuse, insaisissable du même mal (le fanatisme, le despotisme).

Dénoncer la ramification, c’est faire l’éloge d’une simplicité idéale et perdue, quitte, comme Jean-Baptiste Duvoisin dans La France chrétienne, juste et vraiment libre (toujours en 1789), à filer une métaphore quelque peu paradoxale, puisqu’elle convoque le modèle du corps humain, dont le dictionnaire nous a appris qu’il est l’organisme ramifié par excellence.

Une constitution monarchique n’est pas nulle pour n’être point compliquée. L’organisation du corps humain se perfectionnerait-elle, supposé qu’on y multipliât la ramification des fibres, ou que le rayonnement des esprits vitaux y devînt plus sensible ? N’ayons pas l’imprudence de mépriser les constitutions simples.

 

Sources : Joseph Nicolas Windisch-Graetz, Objections aux sociétés secrètes, 1788, Londres, 1788, p. 43 ; Jean-Baptiste Hélie, Procès-verbal des derniers États généraux tenus aux enfers, 1789, p. 46 ; Jean-Baptiste Duvoisin, La France chrétienne, juste et vraiment libre, 1789, p. 159. 

 

                        

    Encyclopédie, Planches, vol. 1, 1762               Encyclopédie, Prospectus, 1750

Aucun commentaire: