vendredi 8 mars 2024

Guillotine, guillotiner

 Neuwied, 1791

« Cette machine infernale a été inventée par un nommé Guillot », écrit Louis de Beauclair en 1796. « Instrument de supplice, inventé ou perfectionné par un médecin nommé Guillotin pour trancher la tête par une opération entièrement mécanique », croit pouvoir corriger le Supplément du Dictionnaire de l'Académie de 1798. On sait pourtant que le docteur Joseph Ignace Guillotin n’a ni inventé, ni perfectionné la guillotine, laissant ce dernier soin à son confrère Antoine Louis. Le 10 octobre 1789, il en a préconisé l’emploi devant ses collègues de l’Assemblée nationale, pour des raisons à la fois humanitaires et démocratiques. Il a échappé de justesse au rasoir national et a passé les vingt dernières années de sa vie à demander qu’on efface ce néologisme du vocabulaire officiel, ce que ses enfants eux-mêmes n'obtinrent pas (on leur suggéra de changer leur propre nom). Mais de quand date exactement le mot guillotine ? quand a-t-il supplanté les éphémères sobriquets de « louison » ou « louisette » ?

La guillotine fut employée pour la première fois, le 25 avril 1792 par le bourreau Sanson pour décapiter en place de Grève un criminel de droit commun :

Celui qui a étrenné la guillotine, perfectionnée par M. Louis, a refusé toute consolation spirituelle. Il a juré et tempêté à la vue de cette nouvelle machine dont les préparatifs sont horribles. Il s’appelle Jean Nicolas Pelletier.

Avant cette date, le mot est rare, mais on le rencontre dans un couplet satirique anonyme publié en juin 1791 par la Correspondance littéraire secrète de Louis Mettra :

Ma foi je suis content, pour plus d’une raison

Qu’on ait, disait Regnaud, détruit la pendaison :

Ce nom seul fait trembler : vive la Guillotine !

Fi donc ! répond Chabroud ; la vilaine machine !

Moi, je tiens à la corde, et je veux y tenir,

En dépit du décret, jusqu’au dernier soupir.

L. S. Mercier prétend que « cette invention qui, en dispensant de se servir de la main du bourreau, a multiplié les exécutions et a favorisé peut-être plus que tout le reste la sanguinocratie des deux épouvantables comités », a d’abord été appelée coupe-tête.

Guillotiner est plus tardif. Pendant quelques mois on eut recours à des périphrases telles qu' « envoyer à la guillotine » ; tandis qu’être guillotiné était « éprouver le sort de la guillotine », « mourir par la guillotine », « expier sous le fer de la guillotine », « périr sous le couteau de la guillotine ». Mais en novembre 1792, Mettra prédit que le roi sera : « guillotiné ou massacré dans sa prison ». Admis par l'Académie au titre des Mots nouveaux en usage depuis la Révolution, le verbe suscite un curieux commentaire de Casanova :

Ce n'est pas le mot Guillotine qui fait rire, mais guillotiner, et guillotinade. Rire et faire rire, est la marotte de la nation française ; mais est-ce un indice de débonnaireté ou de cruauté atroce d’un esprit qui s’égaie à l’aspect de tout ce qui fait frémir l’humanité ?

Le Courier français du 10 octobre 1792 avait placé guillotinade dans la bouche de François Chabot à la tribune de la Convention. En 1793 apparaît guillotineur : « nouvelle moisson pour la guillotine et les guillotineurs » (Correspondance secrète).

 

Sources : P. L. de Beauclair, Cours de gallicismes, Francfort, 1796, 3e partie, p. 236 ; Correspondance littéraire secrète, Neuwied sur le Rhin, 28 avril 1792, 11 juin 1791, 23 novembre 1792, 1er août 1793 ; L. S. Mercier, Le Nouveau Paris, 1798, chap. 88 ; Jacques Casanova, docteur en droit de l’université de Padoue, À Léonard Snetlage, 1797; Courrier français, 10 octobre 1792

 

Révolutions de Paris, n° 185, janvier 1793

samedi 2 mars 2024

Ramification

Paris, 1789

La 4e édition du Dictionnaire de l’Académie (1762) ne connaît qu’un sens figuré, anatomique : « distribution d’une grosse veine ou artère en plusieurs moindres qui en sont comme les rameaux ». La 5e (1798) ajoute une autre métaphore : « divisions nombreuses d’une science qu’on analyse, qu’on classifie ». La 6e (1835) remarque que le mot est peu usité dans son sens propre de « production de rameaux, disposition des branches », mais qu’en revanche ramification « se dit quelquefois en parlant d' une conspiration, d' un complot. Les ramifications de ce complot s' étendaient fort loin. »

Les événements de 1789 ont certainement contribué à la naissance de ce dernier usage, qui s’éloigne du champ scientifique pour dire l’étendue inquiétante, la prolifération incontrôlée, la complication néfaste d’un phénomène politique ou social.

Mais dès 1788, Joseph Ludwig Nikolaus, comte de Windisch-Graetz, dans ses Objections aux sociétés secrètes, écrites en français, s’inquiète du danger que représentent les sociétés secrètes qui se multiplient en Europe, même celles qui prétendent rendre les hommes plus heureux qu’ils ne sont. La passion du bien public « est la plus belle de toutes les passions humaines, quand elle est éclairée ; mais comme elle l’est rarement, elle est aussi la plus dangereuse ; elle est une ramification du Fanatisme. » Certes les moines sont souvent des intrigants fanatiques, mais du moins on en connaît le nombre et on les reconnaît à leur robe, tandis que les membres des sociétés secrètes sont des ennemis invisibles. La littérature commence d’ailleurs à faire son miel de cette sourde menace. En 1797, Pauliska ou la Perversité moderne de Révéroni Saint-Cyr met en scène ce qui est peut-être la premier exemple d’une organisation criminelle transnationale, dotée d’une antenne dans toutes les capitales.

En 1789, le Procès-verbal des derniers États généraux tenus aux enfers, pamphlet de Jean-Baptiste Hélie, curé grenoblois, analyse l’équilibre des pouvoirs politiques dans la France du xviiie siècle. Les parlements ont été réformés et  doivent être conservés, car eux seuls peuvent

mettre un frein au despotisme ministériel, et bannir une aristocratie d’une nouvelle espèce, qui, sans être précisément l’ancienne aristocratie féodale, en était une ramification d’autant plus dangereuse, que les aristocrates s’étaient multipliés en proportion de la facilité avec laquelle, depuis plus de deux cents ans, la noblesse s’acquérait en France.

La ramification (au singulier) est le mouvement lent et irréversible par lequel un mal identifié fait place à ce qui ne constitue nullement un progrès, mais une forme diffuse, insaisissable du même mal (le fanatisme, le despotisme).

Dénoncer la ramification, c’est faire l’éloge d’une simplicité idéale et perdue, quitte, comme Jean-Baptiste Duvoisin dans La France chrétienne, juste et vraiment libre (toujours en 1789), à filer une métaphore quelque peu paradoxale, puisqu’elle convoque le modèle du corps humain, dont le dictionnaire nous a appris qu’il est l’organisme ramifié par excellence.

Une constitution monarchique n’est pas nulle pour n’être point compliquée. L’organisation du corps humain se perfectionnerait-elle, supposé qu’on y multipliât la ramification des fibres, ou que le rayonnement des esprits vitaux y devînt plus sensible ? N’ayons pas l’imprudence de mépriser les constitutions simples.

 

Sources : Joseph Nicolas Windisch-Graetz, Objections aux sociétés secrètes, 1788, Londres, 1788, p. 43 ; Jean-Baptiste Hélie, Procès-verbal des derniers États généraux tenus aux enfers, 1789, p. 46 ; Jean-Baptiste Duvoisin, La France chrétienne, juste et vraiment libre, 1789, p. 159. 

 

                        

    Encyclopédie, Planches, vol. 1, 1762               Encyclopédie, Prospectus, 1750