Paris, mars 1793
On s’accorde généralement à penser que le mot-valise est une tradition anglaise, dont le pionnier est Lewis Carroll avec les portmanteau words de Jabberwocky (1871). On signale bien sûr quelques exemples antérieurs, tel gerrymander (Gerry+salamander, 1811) pour désigner le charcutage électoral dont le gouverneur Elbridge Gerry s’était fait une spécialité, donnant à une circonscription du Massachusetts la forme biscornue d’un amphibien. On croit même repérer des exemples beaucoup plus anciens dans Gargantua (coquecigrue) et Pantagruel (sorbonagre). Mais il n’y a aucune preuve que ce soient là des mots-chimères (pour reprendre le terme proposé par G. Genette) et que Rabelais ait voulu combiner coq, cigogne et grue, ni qu’il ait voulu condenser Sorbonne et onagre : dans ce dernier cas il s’agit sans doute d’une simple suffixation (cf. podagre). Le premier mot valise français est-il donc le fameux foultitude que Victor Hugo attribue à « une très grande dame de la Restauration » dans le tome 4 des Misérables (1862) et que l’on trouve déjà dans un Album chantant de 1850, sous la plume du vaudevilliste Adolphe Joly (« J’ai mangé une foultitude de bonnes choses » ?)
Mais foultitude trouve un redoutable concurrent en septembriseur. Deux ans après les massacres de septembre 1792, qui virent le peuple parisien briser les portes des prisons pour en tuer les occupants, le comte de Montgaillard publie Nécessité de la guerre, où on lit :
Encore quelques succès et l’Europe était aux pieds des septembriseurs, disait, sur les débris de Valenciennes, le plus grand publiciste de ce siècle, le seul homme qui ait fait penser le public. Et c’est au milieu des accents de la victoire, qu’il annonçait la ruine de l’Europe.
Qui est « ce sage et profond observateur » ? Ce ne peut être Marat, auteur du Publiciste parisien, mort le 13 juillet 1793 avant la fin du siège de Valenciennes et dont on voit mal un agent royaliste saluer la clairvoyance. Nous n’avons pas trouvé, chez les grands journalistes de droite, tels Simon Nicolas Henri Linguet ou Jean-Gabriel Peltier, la citation mise en italique.
Or, le verbe septembriser est antérieur au substantif :
Est-ce la Convention que vous voulez dissoudre ? Mais les aristocrates aussi peuvent le désirer. Est-ce le pillage que vous demandez ? Les rois coalisés, s’ils étaient vainqueurs, pourraient le promettre à leurs soldats. Ou seulement est-ce comme le disait un publiciste moderne, très connu : quelque cent mille têtes que vous voulez proposer au peuple de septembriser pour ses menus plaisirs ?
lit-on dans La Quotidienne du 28 mars 1793, plus de trois mois avant le siège de Valenciennes. Le publiciste visé est-il le même que celui dont Montgaillard fait ci-dessus l’éloge ? Non : car il s’agit ici très probablement d’Anarcharsis Cloots qui, dans un pamphlet publié le même mois, avait exprimaé ce regret :
Plût à Dieu que la journée du 2 Septembre se fût étendue sur tous les chefs-lieux de la France ; nous ne verrions pas aujourd’hui les Anglais appelés en Bretagne par des prêtres qu’il ne fallait pas déporter, mais septembriser.
Expression relevée par Étienne Luzac dans la Gazette de Leyde du 12 avril 1793 :
Ce mot, qui enrichira avec tant d’autres le Dictionnaire néologique pour l’intelligence des Discours Jacobins, — ce mot, il paraît qu’on en est redevable au génie créateur d’un homme atrocement singulier, du fameux Anacharsis Cloots, le soi-disant Orateur du Genre-humain. Il s’en est servi dans un écrit, intitulé un petit Mot, où il fait le vœu fort humain, que le 2 septembre se fût étendu sur toutes les villes principales de la France, puisque alors l’on n’aurait pas vu, que les Anglais eussent été appelés en Bretagne, par des Prêtres, qu’on n’aurait pas dû déporter, mais Septembriser.
Le mot de Cloots se répand comme une traînée de poudre, à droite comme à gauche. En avril le girondin Girey-Dupré s’inquiète (à juste titre : il sera guillotiné en novembre) : « Ces continuelles déclamations contre des journalistes républicains ne sont-elles pas des invitations à aller briser leurs presses et septembriser leurs personnes ? » En juin, un jacobin nommé Rousillon ou Roussillon tempête : « Il faut déporter tous les scélérats. Ils disent qu’on veut les déporter ; il n’a point de septembriseur ici. Il faut lorsque nous aurons purgé Paris, organiser une armée révolutionnaire pour marcher à Valenciennes ». Toujours la même année, l’abbé Barruel publie à Londres son Histoire du clergé, pendant la révolution, où il dénonce le projet qu’ont des révolutionnaires « férocisés par le philosophisme » « d’étendre sur toute la surface de l’empire la Glacière d’Avignon, de septembriser et de Jourdaniser toute la France » (Jouve Jourdan avait été l’instigateur du massacre d’Avignon en octobre 1791). Tout ceci ne nous dit pas qui fut « le plus grand publiciste de ce siècle ».
Sources : Un mot d’Anacharsis Cloots sur les conférences secrètes entre quelques membres de la Convention, mars 1793, p. 6 ; La Quotidienne, 28 mars 1793, p. 348 ; Nouvelles extraordinaires de divers endroits, 12 avril 1793, Supplément ; Le Patriote français, 28 avril 1793 ; Journal des débats […] des jacobins, 4 juin 1793, p. 4 ; Augustin Barruel, Histoire du clergé, pendant la révolution, Londres, 1793, t. 2, p. 343 ; Montgaillard, Nécessité de la guerre et dangers de la paix, La Haye, octobre 1794, p. 59