samedi 29 avril 2023

Arrestation

 Paris, 3 août 1789

Avant la Révolution, arrêter signifiait déjà, entre autres, prendre prisonnier : « ses créanciers l’ont fait arrêter, On l’a arrêté prisonnier. » Mais le mot arrestation n’existait pas (non plus d’ailleurs qu’appréhension ou interpellation). On faisait arrêt sur une personne, ou, en termes militaires, on la mettait aux arrêts. En 1798, dans le Supplément contenant les mots nouveaux en usage depuis la révolution de la cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie, on trouve :

* ARRESTATION, sub. f. Action d’arrêter une personne. On dit, Décréter d’arrestation, mettre en état d’arrestation.

(L’astérisque est censé indiquer que « ce mot se trouve dans le Dictionnaire de l’Académie sous une autre acception », ce qui n’est pas le cas ici.)

On comprend aisément que le contexte politique ait rendu cette nouveauté lexicale utile sinon indispensable sous la Terreur. Mais elle est apparue dès les premiers jours de la Révolution, dans un décret du 3 août 1789 qui entendait limiter l’arbitraire policier :

Aucune arrestation ne peut s’exercer contre des personnes qui ne sont pas sous le joug de la loi.

Si arrestation il y a, elle doit s’accompagner de garanties inconnues du système judiciaire de l’Ancien Régime. Des alternatives à l’enfermement sont proposées : assignation à résidence, maisons d’arrêt. Ainsi, lors de la séance du 19 novembre 1790, est présenté devant l’Assemblée nationale le cas d’un citoyen enfermé depuis un mois aux prisons de l’abbaye de Saint-Germain, qui se plaint de « la rigueur de cette détention » et demande à être « mis en simple état d’arrestation et confié à Pont-à-Mousson, sa patrie, à la surveillance de la garde nationale, ou gardé ici à ses frais, dans une maison particulière ».

Sur quoi le représentant Fréteau (Emmanuel Marie Fréteau de Saint-Just, 1745-1794) demande la création de « maisons d’arrestation », que leur confort et leur salubrité distingueront de l’état affreux des anciennes prisons de Paris. À quoi Isaac Le Chapelier répond que « l’abbaye est une véritable maison d’arrestation ». On espère que Fréteau et Le Chapelier surent apprécier, le moment venu, les douceurs d’une maison d’arrestation. Dans le cas du second ce fut la Conciergerie, avant la guillotine le 22 avril 1794.

On assure comme certaine l’arrestation de l’ex-constituant Chapelier, et sa prochaine translation dans les prisons de cette commune ; on l’a découvert, dit-on dans une retraite à dix lieues de Paris, vivant tranquillement du prix de ses intrigues et du fruit honteux de sa lâche désertion de la cause du peuple, dans les derniers temps de l’assemblée constituante.

 

Sources : Journal des États généraux[…], tome XVIII, 1790, p. 22-25 ; Courrier de l’égalité n° 563, 4 mars 1794.

 

Varennes, 22 juin 1791 :  

Arrestation du roi et sa famille désertant du royaume

samedi 22 avril 2023

Désinvolture

Paris, 1788

Parmi les rares qualités positives qu'il reconnaît aux Parisiennes dont il fait le portrait pour le bénéfice de Julie, Saint-Preux mentionne leur disinvoltura : « elles ont naturellement une certaine disinvoltura qui n’est pas dépourvue de grâces, et qu’elles se piquent souvent de pousser jusqu’à l’étourderie. » La musicalité du mot ne laisse pas indifférent. La 9e édition du Dictionnaire de l’Académie (en cours) nous apprend que désinvolture est emprunté à l’italien disinvoltura et à l’espagnol desenvoltura, dérivé de l’adjectif  desenvuelto (confiant, assuré), et date du XIXe siècle la première attestation. Le Petit Robert, lui, suggère 1794.

Mais à la veille de la Révolution, dans son livre intitulé La Vraie Manière d'élever les princes destinés à régner, Louis Antoine de Caraccioli, rejeton exilé d'une noble famille napolitaine, avait déjà francisé le mot en soulignant les vertus d’un détachement, d'une indifférence aux contraintes ordinaires :

Cette désinvolture, qu’on me passe ce terme que j’emprunte de la Langue Italienne, a quelque chose d’admirable dans une éducation qu’on veut perfectionner : elle bannit la crainte ; elle ôte les entraves ; elle se rend indépendante du tems même, comme nous l’avons dit, attendant les momens où l’esprit voudra s’appliquer.

La date de 1794 est probablement celle de la traduction par Charles Pougens du récit du voyageur allemand Georg Forster intitulé Voyage philosophique et pittoresque, sur les rives du Rhin, à Liège, dans la Flandre, le Brabant, la Hollande :  

Cette amabilité et cette désinvolture (1), qui font le charme des sociétés de la Haye, décèlent l’influence de la cour ainsi que des étrangers qui affluent ici de toutes parts.

L’origine du mot est donc expliquée dans une note :

(1) Forester a emprunté ce mot de l’Italien disinvolturaScrive sempre al suo solito con gran disinvoltura e proprietaFr. Redi, Lettere familiare. Fir. Manni, 1724, 1727 ; 2 vol. 4°. Ce mot est très-élégant en Italien, mais je doute qu’il puisse réussir dans notre langue.

Pougens n’a pas tout à fait tort. Déserté par les journaux parus pendant la Révolution, le mot peine à être adopté par la littérature du XIXe siècle. Confondu souvent avec le cynisme, il n’inspire guère la confiance : un politique désinvolte n’est pas considéré comme un tacticien ingénieux, mais comme un badin léger. On mesure peut-être là la différence entre les caractères français et italiens.

 

Sources : Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761, 2e partie, lettre 21 ; Louis-Antoine de Caraccioli, La Vraie Manière d'élever les princes destinés à régner, Paris, Poinçot, 1788, 2e partie, p. 104 ; George Foster, Voyage philosophique et pittoresque, sur les rives du Rhin, à Liège, dans la Flandre, le Brabant, la Hollande, trad. Charles Pougens, Paris, Buisson, an III, t. 1, p. 307.


 

samedi 15 avril 2023

Affameur

 Angers, novembre 1789

Les grandes crises sociales sont naturellement propices à l’apparition de nouveaux mots permettant de désigner les responsables. Celle de 1775 – la « guerre des farines » – vit naître les « accapareurs », dont les déplorables agissements menaçaient le credo libéral du contrôleur-général Turgot. Le verbe « accaparer » existait déjà, mais le Courrier du Bas-Rhin semble avoir été le premier à dénoncer les « accapareurs » : puissent ceux-ci, « punis de leur cupidité, perdre pour toujours le désir de garder leurs blés ». Le mot entrera en 1798 dans le Dictionnaire de l’Académie, accompagné d’une petite leçon d’économie politique :

Accapareur, euse, adj. Celui ou celle qui accapare. C’est un accapareur, une accapareuse. Le peuple confond quelquefois très injustement les gens qui ont soin de s’approvisionner à bon compte, avec les accapareurs qui ne cherchent qu’à s’emparer des marchandises nécessaires.

La Révolution fut quant à elle le temps des « affameurs », bien présents dès novembre 1791 dans les Révolutions de Paris, le journal du jacobin Louis-Marie Prudhomme. L’auteur de l’article ne s’embarrasse pas de la distinction proposée ci-dessus par l’Académie entre bon et mauvais spéculateurs : pour lui, tout enrichissement par le commerce des vivres est condamnable ; l’absence d’intermédiaires est la condition nécessaire et peut-être suffisante du bonheur du peuple.

Si l’on écartait de nos greniers ces affameurs par métier, ces marchands de blé, si du moins on les astreignait à une police sévère, si on s’opposait à leurs manœuvres infernales pour créer ou prolonger à leur gré des famines, si par le moyen des magasins de subsistances, on établissait une concurrence funeste aux spéculations criminelles, bientôt nos campagnes délivrées de la vermine des accapareurs, approvisionneurs, spéculateurs, couvriraient de leurs trésors le carreau des halles, et le peuple profiterait des bienfaits de la nature, et jouirait des subsistances qu’on lui intercepte impunément.

C’est de 1791 que Le Robert date affameur. Mais le mot et les idées de l’article des Révolutions de Paris semblent empruntés à une brochure d’un certain Louis Viger – Moyens d’assurer en France la subsistance de chaque individu – que l’on peut dater des derniers mois de 1789. Comme Jean-Jacques Rousseau, qu’il cite, Viger est un ennemi des « échanges intermédiaires », mais, aux principes d’économie domestique développés par M. de Wolmar dans la Nouvelle Héloïse, l'avocat joint une théorie du complot :

Dans un empire où quelque cent particuliers tiennent dans leurs mains presque toute la fortune mobiliaire de l’État ; où deux ou trois millions de propriétaires et fermiers, toujours pressés d’argent, sont obligés de recevoir la loi des capitalistes ; on doit trembler sans cesse sur les effets d’une association des hommes à argent : il ne faut qu’une spéculation bien concertée pour affamer vingt millions d’hommes. La funeste époque de 1771, celle de 1775, et quelques autres que je pourrais encore citer, doivent avoir suffisamment convaincu qu’une compagnie d’affameurs, quelque difficile qu’elle soit à concevoir, peut cependant exister, et qu’un projet de famine artificielle, n’est pas une de ces horreurs de théorie impossibles dans l’exécution

Ces « cent particuliers » préfigurent le mythe des « deux cents familles » qui, à droite et à gauche, prospéra dans le discours politique des années 1930.

La  vermine des affameurs dut attendre longtemps avant d’être admise par l’Académie. La 9e édition (celle en cours) propose enfin une définition :

Affameur, affameuse, nom : Personne qui affame une population, en organisant la raréfaction des vivres et, par extension, qui réduit une population à la misère, au dénuement.

 

Sources :  Courrier du Bas-Rhin du 3 mai 1775 ; Révolutions de Paris, n° 123, 12-19 novembre 1791, p. 305-306 ; Louis Viger, Moyens d’assurer en France la subsistance de chaque individu, Angers, imp. Pavie, 1789, p. 8-9  ; La Nouvelle Héloïse, IVe partie, lettre 10 ; https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A0697

 

samedi 8 avril 2023

Bureaucratique

Paris, 3 août 1789

L’usage de nos jours souvent péjoratif du mot bureaucratie s'est écarté de son sens étymologique : pouvoir politique des bureaux. Le mot fut créé, nous dit Le Robert, par l’économiste Vincent de Gournay (1712-1759), mais n’est attesté qu’après sa mort (Correspondance littéraire de juillet 1764, à propos de Gournais). Quant à l’adjectif bureaucratique, le même dictionnaire affirme qu’il est apparu en 1796, mais on le rencontre dans la presse avant cette date. 

En août 1789, dans son Courrier de Provence, Mirabeau se moque d’un commis des Affaires étrangères qui, en 1780, avait prédit le renversement du système politique anglais dont il opposait la fragilité à la solidité des institutions françaises. Or, « l’Angleterre a échappé ; et la grande Monarchie, dont le Gouvernement Bureaucratique paraissait si parfait au ministre subalterne, cherche aujourd’hui sa Constitution. » L’année suivante, le Journal de la Cour et de la Ville confirme que  bureaucratique qualifie la maladie fatale dont souffrait la monarchie française avant la Révolution : « À la fin notre administration était entièrement dirigée par les Bureaux, et par conséquent le régime qui nous a perdus était le régime bureaucratique dérivant du pouvoir d’un Monarque. »

Au même moment le réactionnaire Linguet se montre très sceptique quant à la capacité de la Révolution à guérir ce mal français. Le pouvoir des bureaux est intact et échappe à tout contrôle démocratique :

                          Sujet de méditation pour les Lecteurs qui en sont capables.

Nous avons vu … M. Necker envoyer sa tirelire ministérielle à l’Assemblée Nationale et l’Assemblée la remplir sans même s’informer s’il y avait un besoin réel, sans même rappeler au premier Ministre … son beau tableau du 29 Mai dernier, qui semblait écarter à l’avenir toute idée de cette mendicité bureaucratique.

Encore ressenti comme un néologisme, bureaucratique est en italique dans le texte original des Annales. Dès lors, les occurrences se multiplient dans les journaux, qui associent régulièrement l’adjectif aux vices du pouvoir qu’ils critiquent. Il est accueilli par le Dictionnaire de l’Académie en 1798 : « Bureautique, adj. Se dit de l’influence des Bureaux dans une Administration, et aussi d’un Régime où se multiplient sans nécessité les Bureaux. »

 

Sources : Correspondance littéraire, juillet 1764 ; Courrier de Provence n° 23, 1-3 août 1789 ; Journal général de la Cour et de la Ville, 8 juin 1790 ; Annales politiques, civiles et littéraires, nos 121 et 122, juin 1790, p. 196 ; Dictionnaire de l’Académie, Supplément, 1798.