mercredi 28 juin 2023

Exaspéré

Encore un mot que l’Académie admit tardivement, en 1798 ; comme verbe actif (exaspérer, « c’est aigrir, irriter à l’excès. Cet ouvrage l’a fort exaspéré ») et comme participe (« Je l’ai trouvé fort exaspéré »). Dérivé du latin exasperare (rendre rude, donner de l’aspérité) exaspérer est ancien. Cotgrave l'accueille et le définit (« to exasperate, to provoke »), mais Miège le juge bientôt obsolète ; et il avait en effet à peu près disparu, victime du purisme du XVIIe siècle, et cantonné au domaine médical (« les narcotiques exaspèrent la maladie »), et n’est entré dans l’usage courant qu’au début de la Révolution. Toujours à l’affût des nouveautés lexicales, Leonard Snetlage a bien repéré celle-ci, et associe sa fortune au contexte révolutionnaire :

 

Exaspérer. v. a. Erbittern. Ce terme qui ne se trouve pas dans le Dictionnaire de l’Académie et qui passe pour vieilli dans tous les autres, est rendu à la vie pour exprimer toute l’amertume de l’âme pénétrée des maux de la vie. (Exaspérer la misère du Peuple en haussant les prix des subsistances à un taux excessif.)

Exaspération. s. f. L’assiette d’une âme exaspérée… (Dans cette exaspération des esprits on continue de brûler les châteaux et les archives dans les Provinces).

Exaspéré, ée. part. : (Mon âme est exaspérée de tous les maux qu’elle a endurés. Le Peuple avait l’âme exaspérée de tous les maux qu’il avait soufferts.)

 

Est exaspéré celui qui est poussé à bout. L’exaspération se distingue de la colère en ce que la seconde peut être soudaine, tandis que la première est le résultat d’un processus, plus ou moins long. On pourrait donc penser l’exaspération plus justifiée, moins irrationnelle que la colère. Schwann donne le même exemple que Snetlage : « le peuple avait l’âme exaspérée de tous les maux qu’il avait soufferts ». En 1785, Mirabeau avait déjà salué « la constance d’un peuple ameuté et exaspéré par les rigueurs de la tyrannie ».

 

À l’automne 1789, le comte de Lally-Tollendal reprend le mot dans un écrit dirigé contre le même Mirabeau, lequel vient d’ériger la délation en vertu révolutionnaire :

 

C’est lorsque le peuple exaspéré n’est plus maître de lui, c’est lorsqu’on peut faire assassiner un homme en disant qu’il est accapareur de blés, ou brûler sa maison en l’appelant aristocrate, qu’il faut être plus difficile en preuves, et plus sobre de dénonciations.

 

Pour Lally, provisoirement réfugié en Suisse, un peuple exaspéré est un peuple malade dont on exploite cyniquement les passions.

 

Sources : Randle Cotgrave, A Dictionarie of the French and English Tongues, 1611 ; Guy Miège, A Dictionary of Barbarous French, Londres 1679 ; Mirabeau, Entretiens d’un jeune prince avec son gouverneur, Londres, 1785, t. III, p. 173 ; Trophime Gérard de Lally-Tollendal, Observations sur la dénonciation de M. le comte de Saint-Priest par M. le comte de Mirabeau, Paris, Desenne, 1789, p. 45 ; cité par l’Année littéraire, 1789, tome VII, p. 165 ; et le Mercure de France, n° 51, 19 décembre 1789 ; Leonard Snetlage, Nouveau Dictionnaire français…, 1795 ; C. F. Schwann, Supplément…, 1798.

 

 

Le comte de Mirabeau, dessiné par Jean-Urbain Guérin

samedi 17 juin 2023

Évasif

 Paris, 1791

On ne parle guère aujourd’hui d’évasion pour désigner la tentative de fuite qui aboutit à l’arrestation de Louis XVI à Varennes. On préfère les expressions assez maladroites de « fuite de Varennes » ou de « fuite à Varennes ». Le terme fut pourtant employé par des contemporains, tel Louis Marie Prudhomme : « Crimes de l’évasion de Louis XVI et de sa famille, le 21 juin 1791 ». Ce n’est toutefois pas d’évasion qu’il s’agit ici, mais d’évasif.

Quoique Budé parle déjà de "réponses frustratoires et évasives", ce mot est enregistré pour la première fois par l’Académie en 1798 : « Évasif, ive, adject. Qui sert à éluder. Une réponse évasive. Il est usité dans dans le style des Négociateurs ». L’adjectif était toutefois sorti du domaine de la diplomatie pendant la décennie précédente, dans un sens clairement péjoratif : est évasif celui qui est délibérément imprécis, qui fuit un sujet.

Le premier emploi que nous ayons repéré n’est pas politique. En 1791, le théoricien belge Jérôme Joseph de Momigny critique la mauvaise foi de Rameau qui, fâché d’avoir commis une erreur, au lieu de se rétracter tout simplement , « cherche un moyen évasif » de se tirer de ce mauvais pas. L’adjectif est repris en 1792 par Le Défenseur de la Constitution ; Robespierre tempête contre l’ajournement du jugement de Lafayette :

Tous les bons citoyens se sont accordés à regarder ce décret évasif, comme plus funeste et plus indigne de la loyauté du corps législatif, qu’une absolution formelle, que l’opinion publique n’a point permis de prononcer.

Le bon citoyen n’est pas évasif. Le citoyen Audibert Faure, de Bordeaux, est animé d’un semblable zèle révolutionnaire. Dans une lettre publiée par les Annales patriotiques en février 1793, il fustige le laxisme de la Convention, qui tarde à venger un agent de la République, victime d’un attentat à Rome : « la vengeance doit être aussi prompte que l’éclair : marchons à Rome. » À défaut d’une opération militaire, il se satisferait d’une humiliation publique des puissances européennes tenues responsables :

Leurs excuses, bien entendues et bien prononcées sans nulle équivoque à la barre de la Convention, seront bien plus agréables à la nation française que si elles étaient faites de trois à quatre cents lieues par écrit et dans un style évasif.

Dans la France de 1793, il n’y plus de place pour les atermoiements, les tergiversations, les hésitations, les compromis de la vieille diplomatie. L’évasif est contre-révolutionnaire.

 

Sources : L. M. Prudhomme, Histoire générale des erreurs, des fautes et des crimes commis pendant la Révolution française, 1797 ; J. J. de Momigny, Encyclopédie méthodique. Musique, tome premier, article « Gamme », 1791 ; Robespierre, Le Défenseur de la Constitution, n° 10, 1792 ; Annales patriotiques et littéraires, 19 février 1793.

 

 Jean-Philippe Rameau par Charles Paul Landon