vendredi 28 juillet 2023

Ludique

Paris, septembre 1791

Ludique : « terme proposé par M. Claparède pour servir d’adjectif correspondant au mot jeu » (Bulletin de la Société française de philosophie, 1910, p. 186). Emboîtant sans tarder le pas du psychologue et pédagogue genevois, les chercheurs en sciences humaines adoptèrent avec enthousiasme ce dérivé savant du latin ludus. Et chacun de parler d’« activité ludique », de « fonction ludique », de « caractère ludique ». Aujourd’hui, l’adjectif a glissé dans le langage courant ; dépourvu de tout sens technique, c’est souvent un simple synonyme de récréatif, divertissant, amusant.

Mais, sans rien enlever au mérite d’Édouard Claparède, il convient de signaler que la toute première occurrence du terme remonte au XVIIIe siècle. Il est né en 1790 sous la plume du journaliste royaliste Jean-Gabriel Peltier, fondateur des Actes des apôtres, qui l’insère dans la livraison n° 170 de sa feuille. Ludique y est deux fois associé à « révolution », et une fois à « système ». Curieuse et provocatrice combinaison du sérieux politique et du plaisant qui ne doit pas surprendre, car contrairement à la presse progressiste, souvent grave et austère, la presse contre-révolutionnaire se montrait volontiers inventive, ironique et… ludique.

Un exemple parfait de ce style est l’Adresse à l’assemblée nationale, où Peltier propose un projet de réforme de « nos jeux de société, qui tendent à perpétuer les vieilles idées de l’aristocratie », et particulièrement des échecs, « inventés par des aristocrates* grecs ». La France, récemment divisée en départements par les décrets des 15 janvier et 26 février 1790, ne ressemble-t-elle pas à un échiquier mal dessiné ? Mimant le zèle révolutionnaire, Peltier entend continuer la réforme en développant la métaphore jusqu’à l’absurde.

Je voudrois, messieurs, que dorénavant tout échiquier fût, comme le vôtre, de quatre-vingt-trois cases, & que celle du milieu fût la maîtresse case, la municipalité par excellence. Ce seroit son nom. La reine, je n’ai pas besoin de le dire, & la motion est ajournée aux Jacobins, ne doit plus être une piece de l’échiquier. Elle embellissoit jadis la cour d’un roi, assez embellie aujourd’hui par les pions citoyens. Les bastilles & les châteaux ont été démolis, & vous sentez que je rase avec vous les tours. Ces cavaliers, gardes fideles de leur roi, ayant été civiquement massacrés, votre indulgence pour les patriotes massacreurs, me les dénonce comme dangereux ; je les réforme donc sans pitié. Restent les pions, les fous & les rois, & je composerai de ces pièces seules mon système ludique.

Jointe à la révolution politique, cette « révolution ludique… formera un tout aussi plaisant qu’utile ». La troisième occurrence de l’adjectif est en italique afin de souligner le néologisme :

Telle, est MM., l’esquisse la plus simple de ma réforme des jeux. Un plan immense se déploie à mes yeux, et la rapidité de vos exemples peut seule m’enhardir à mettre au jour mon systême complet de révolution ludique.

La réforme proposée par Peltier ne fut pas adoptée par les « pousseurs de bois » du café de la Régence, et, contrairement à la plupart des néologismes de la Révolution, ludique est un (triple) hapax, resté sans écho pendant plus d’un siècle.

 

Sources : Édouard Claparède, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale [1905], 2e édition Genève, Kündig, 1909, p. 85, 111, 123, 131 ; J.-G. Peltier, Les Actes des apôtres, N° 170, septembre 1791, p. 9, 10, 12.


Jean-Gabriel Peltier (1760-1825)

vendredi 21 juillet 2023

Aristocrate

Paris, 1771

« Ah ! ça ira », cet air révolutionnaire, si entraînant qu’on le joua en prairial an VI pour stimuler l’ardeur de Hanz et Parkie, les deux éléphants neurasthéniques du Jardin des Plantes, est né au printemps 1790, dans une version bon-enfant remplacée dès l’automne par des couplets moins amènes, dont la fameuse injonction : « les aristocrates à la lanterne », qui exprimait un ressentiment ancien dans des termes inédits.

La langue française connaissait depuis longtemps aristocratie (« gouvernement où le pouvoir est exercé par plusieurs personnes considérables »), aristocratique, et même aristocratiquement ; la lanterne éclairait les rues de Paris depuis belle lurette ; mais l’aristocrate était une nouveauté. Beaumarchais le remarque : « Je donnerai deux mille écus à celui qui prouvera que j’aie eu la moindre liaison avec aucun de ceux qu’on désigne aujourd’hui sous le nom des aristocrates » (« Requête à la Commune », 1789, nous soulignons) ; la Correspondance secrète déplore elle aussi la mode du mot : « Aristocrate est devenu une expression banale et d’un sens si indéfini que deux partis opposés s’en servent réciproquement entr’eux l’un contre l’autre, comme du non plus ultra d’invectives » (27 mars 1790).

Ce substantif était apparu quelques années plus tôt. Le Dictionnaire de l’abbé Féraud relève les trois premières des rares occurrences prérévolutionnaires.

* ARISTOCRATE, s. m.. Membre ou partisan du gouvernement aristocratique. Ce mot est nouveau et il a besoin du sceau de l’usage. « Le peuple en corps peut abuser de la souveraineté ; des Aristocrates peuvent en abuser aussi. Moreau. » « C’est en calomniant les classes inférieures de la Nation (anglaise) que nos Aristocrates justifient et soutiennent les panégyriques tant multipliés en faveur de l’anarchie. Linguet. » « Des Aristocrates, des Souverains devoient-ils écouter ces pressentiments pusillanimes ? Le même. »

Les trois citations donnée par le lexicographe marseillais méritent qu’on les examine. Les deux dernières proviennent des tomes IV et V (août 1778- mai 1779) des Annales politiques, le journal de Linguet alors exilé à Londres, ce qui suggère que le mot est peut-être une importation anglaise. La première, la plus ancienne, provient d’un pamphlet intitulé « La tête leur tourne », publié anonymement en 1771 en défense de la réforme Maupeou, que Féraud attribue à Jacob Nicolas Moreau, qui figurait dans la bibliothèque de Voltaire et qui pourrait bien être de la main de… Linguet.

 

Sources : Le Patriote français de Lemaire, 20 prairial an VI ; Mercure de France, 6 novembre 1790 ; Gunnar von Proschwitz, Introduction à l'étude du vocabulaire de Beaumarchais, 1956 ; Jean-François Féraud, Dictionnaire critique de la langue française, 1787 ; Simon Linguet, Annales politiques, civiles et littéraires, t. IV, 1778, Avertissement, p. 17, et t. V, 1779, n° 37, p. 278.

 

Parkie et Hanz

dimanche 16 juillet 2023

Humoriste

Strasbourg, 1793

« Humoriste, emporté, fou, sot, atrabilaire ! » Lisette, soubrette d’une comédie de 1789, n’insère pas arbitrairement un intrus dans son portrait du maître de Frontin. En effet, l’adjectif humoriste se dit alors « dans le style familier d’un homme qui a de l’humeur, avec lequel il est difficile de vivre » loin de l’acception actuelle du substantif :

« HUMORISTE nom. XVIIIe siècle. Emprunté de l’anglais humorist, de même sens. Personne qui a le don de l’humour et qui l’exerce dans différents domaines. » (Dictionnaire de l’Académie, 9e édition).

Jusqu’en 1935 l’Académie s’en était tenue à la définition qu’elle avait donné en 1762.

Sous la Révolution, l’humoriste reste celui dont le comportement est dicté par l’humeur, qui surprend par des réactions capricieuses. Par exemple, l’héroïne de Saint-Flour et Justine, un roman publié en 1792 par le marquis de Fortia d’Urban, s’étonne de la réaction d’un séducteur dépité : « Flavicourt me quitta : je demeurai toute étonnée. Mais après un moment de réflexion, j’attribuai cette étrange morale & le ton brusque, humoriste, avec lequel il l’avait débitée, à son attachement pour moi ».

En 1795, le Dictionnaire de Snetlage est le premier dictionnaire de langue française à rendre compte de la double dimension de l’adjectif : noire et gaie. L’humoriste peut être capricieux et sombre, ou plaisant et spirituel.

HUMORISTE. adj. de t. g. Celui, qui a beaucoup d’humeur soit bonne, soit mauvaise, soit gaieté d’humeur, qui se manifeste par des saillies d’esprit et un torrent de paroles piquantes ou la bonne plaisanterie, soit humeur sombre et recueillement profond, qui se prononce souvent par un Silence expressif ou une couple de paroles d’un grand sens.

Dans cet article très développé, Snetlage insiste sur l’influence étrangère, attestée par deux dictionnaires bilingues :

Les Français ont donc fait enfin l’acquisition d’un adjectif, qui répond assez bien à ce que les Allemands expriment par launigt et les Anglais par Houmor [sic], quoique le substantif humeur sans y joindre un adjectif convenable ne rende pas entièrement ce que les premiers appellent Laune et les Anglais houmor.

Cet adjectif se trouve déjà effectivement dans le Dictionnaire de de la Veaux, mais seulement dans le sens borné de launisch. Le Dictionnaire le plus récent, celui de Strasbourg, 1793, qui rend le mieux l’acception, qu’on donne aujourd’hui aux mots en France, ajoute expressément la signification de launigt, oder Laune habend. On dit aujourd’hui : un homme humoriste. Un trait humoriste. Un ouvrage rempli de traits et de pensées humoristes. Des saillies humoristes (launige Einfülle).

L’adjectif a disparu des dictionnaires récents (au profit d’humoristique, qui ne peut s’appliquer à une personne). Quant à l’humoriste, il se définit aujourd’hui moins par son caractère ou par son humeur, que par sa profession.


Sources : Louis Jean Baptiste Étienne Vigée, L'Entrevue, 1789 ; Snetlage, Nouveau dictionnaire français, 1795 ; Jean-Charles Thibault de Laveaux, Dictionnaire français-allemand et allemand-français, [1784-1785], 3e éd., Berlin, 1790 ; Nouveau Dictionnaire allemand-français et français allemand à l’usage des deux nations, [1762, 1774], 3e édition plus perfectionnée que les précédentes, Strasbourg, Amand König, 1782 ; nous n’avons  pas trouvé l’édition de 1793 citée par Snetlage.

 

  

« A Sphere Projecting against a Plane », 

caricature de James Gillray, 1792