Juillet 1793
Des mots de la Révolution française, on ne retient trop souvent que les ultima verba, ceux, authentiques ou apocryphes, que l’on prononce sur l’échafaud (de l’héroïque « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine », au pathétique « Encore un moment, monsieur le bourreau »). Et on néglige les premiers mots, tels ceux que, le 12 juillet 1793, le télégraphe optique de Chappe transmit en 11 minutes, de Ménilmontant à Saint-Martin du Thertre (val d’Oise), à 8 lieues et demie de là :
Daunou est arrivé ici. Il annonce que la Convention nationale vient d’autoriser son comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des députés.
À quoi fut aussitôt répondu par le même canal :
Les habitants de cette belle contrée sont dignes de la liberté, par leur respect de la Convention nationale et de ses lois
Ce jour-là, les commissaires du Comité d’instruction publique chargés d’apprécier la rigueur et la célérité de l’invention du citoyen Chappe se distinguèrent plus par l’opportunisme politique que par leur sens de la formule. On conviendra que le laconique et prosaïque premier message d’Alexandre Graham Bell, le 10 mars 1876 (« Mr Watson, come here. I want you. ») était mieux conçu pour passer à la postérité.
En cet été 1793, le procédé auquel Chappe travaillait depuis 1790 (voire depuis son enfance, dit la légende qui rapporte que le jeune Claude s’amusait déjà à échanger des messages cryptés avec ses frères) était parvenu « au degré de perfection dont il est susceptible » et Lakanal prédisait au thélographe, « la plus importante des découvertes du dix-huitième siècle »
une grande utilité dans une foule de circonstances et surtout dans les guerres de terre et de mer, où de prompte communications et la rapide connaissance des manœuvres peuvent avoir une grande influence sur la succès.
Contrairement à celle des frères Montgolfier quelques années plus tôt, l’utilité de l’invention de Chappe ne fut pas longtemps mise en doute : en août 1794, les victoires des armées de la République parvinrent en une heure à la Convention depuis Le Quesnoy et Condé-sur-l’Escaut, ce qui fournit à Bertrand Barère l’occasion d’un parallèle entre la manière dont les Républicains accordent des encouragements aux sciences et aux arts et le froid dédain des monarchies et des académies pour les inventions utiles, longtemps traitées de ridicules avant d’être essayées.
Comme la guillotine avec laquelle il partage, outre une certaine parenté de forme, un souci d’efficacité et de vitesse, le télégraphe est une invention révolutionnaire, dans les deux sens du terme. C’est pourquoi les adversaires de la Convention montagnarde s’attachèrent à en minimiser l’importante. Peltier n’est nullement impressionné : « cette avidité curieuse est au contraire la meilleure preuve de la faiblesse d’un gouvernement prêt à accueillir tous les charlatans », assure-t-il. D’ailleurs « le Télégraphe est connu depuis deux mille ans, proposé sous le maréchal de Bellisle, proposé par Linguet » ; et les Anglais eux aussi revendiquent l’honneur de cette découverte, invoquant les expériences philosophiques présentées par Robert Hook devant la Royal Society en 1684.
« De ce moment il ne reste à Mr. Chappe que le mérite de l’exécution », conclut Joseph Servan depuis son exil suisse. Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Apollinaire regrettait qu’on ait oublié jusqu’au nom de la géniale invention de Clément Ader (« Français, qu'avez-vous fait d'Ader l'aérien ?/ Il lui restait un mot, il n'en reste plus rien ») ; mais le mot télégraphe, dont on ne sait pourtant qui au juste l’inventa, ni quand reste attaché au nom de Chappe, promu « ingénieur thélégraphe », plus solidement encore que celui d’avion à son créateur.
Sources : J. Lakanal, Rapport à la Convention nationale, 26 juillet 1793, in Journal de l’Instruction publique, n° 2 ; J. G. Peltier, Tableau de l'Europe, t, 1, 1794 ; Gazette de Leyde, 5 septembre 1794 ; Ph. Guilbert et J.-M.-A. Servan, Correspondance entre quelques hommes honnêtes, ou Lettres philosophiques, politiques et critiques…, t. 1, novembre 1794, 3e lettre, p. 45-65, 79-80 ; G. Apollinaire, « L’avion », 1910.