Apitoyer n’apparaît que dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1798 :
Affecter de pitié. Rien ne put l’apitoyer sur mon sort ; elle s’apitoya sur le vôtre. Il s’emploie souvent avec le pronom personnel. S’apitoyer sur le malheur de quelqu’un. Il est du style familier.
En 1803, le citoyen Hubert Pascal Ameilhon note que le verbe est « devenu fort à la mode depuis quelques années », mais qu’il se trouvait déjà dans le Pastoralet, un manuscrit médiéval. Sans être à proprement parler un néologisme, apitoyer fait partie de ces mots auxquels la Révolution a donné une nouvelle vie ou une nouvelle visibilité après une longue éclipse. La Curne de Sainte-Palaye confirme et précise : apiter (ou apitoyer, chez Cotgrave), verbe dont la signification (émouvoir la pitié) « intéresse l’humanité », est « encore usité parmi le peuple en province ». Il est difficile de dater exactement cette affirmation, mais elle est antérieure à la Révolution, puisque le lexicographe est mort en 1781.
Apitoyer n’appartenait donc pas à la langue littéraire quand Beaumarchais écrivait en 1778 dans un de ses Mémoires :
Je sais bien qu’il déprécie, autant qu’il peut, la fortune de ce grand-oncle en en parlant, pour nous apitoyer, bonnes gens, sur son pauvre héritage !
Et c’est peut-être en référence maligne à cet emploi peu académique que La Harpe critiquera l’absence d’intérêt du Mariage de Figaro : « il est trop certain que personne ne pense à s’apitoyer sur l’abandon de cette comtesse, qui passe son temps à faire l’amour avec son page »
Mais si les occurrences sont très rares avant 1789, la Révolution ouvre l’ère de l’apitoiement général, ou plus exactement de la condamnation de l’apitoiement. Car ce dernier ne doit pas être confondu avec l’attendrissement, qui est le propre d’une âme généreuse ; tandis que s’apitoyer, c’est mal diriger cette générosité, et qu’apitoyer quelqu’un, c’est profiter de sa sensibilité.
En juillet 1790, le Journal politique national reproche à l’abbé Raynal qui a « passé sa vie à écrire contre les Rois », de s’employer « aujourd’hui pour vous apitoyer sur eux ». En avril 1790, les Révolutions de Paris mettent leurs lecteurs en garde contre ces laquais qui interpellent des ouvriers sur la misère actuelle, et les forcent « à s’apitoyer sur le sort des princes, de ces bons princes, qui faisaient travailler le pauvre peuple ». En juillet 1791, le même journal tempête contre l’inaction de l’Assemblée nationale au lendemain de la fuite du roi :
Méprisables dominateurs ! ramassis de brigands salariés par la plus infâme de toutes les cours, vous croyez abuser le peuple, vous croyez le tromper, vous espérez l’apitoyer sur le sort de votre coupable chef, vous espérez l’apitoyer sur le sort de votre coupable chef.
Pendant le procès
du roi en 1793, « d’innombrables
pamphlets inondent la France et veulent apitoyer sur le sort d’un monarque
parjure », écrit le citoyen Fantin-Désodoards, un des tout premiers historiens
de la Révolution. Les députés de la Convention sont divisés, mais tous dénoncent à qui mieux mieux le piège de l’apitoiement.
Brissot, député d’Eure-et-Loir, propose un renvoi devant les assemblées primaires, qui « déjoue les calculs des rois en faveur de Louis, et la contre-batterie des ministres qui feignent de s’apitoyer sur lui, et paient pour qu’on ne s’apitoie pas ». Prunelle, député de l’Isère, opine pour le bannissement, parce que
les tyrans d’Europe préfèrent que Louis et les siens soient détenus au Temple, que Louis soit mis à mort, parce que cette détention et cette mort sont les moyens pour eux de nous calomnier devant le peuple, de l’apitoyer sur Louis et les siens.
Quant à Anthoine, député de la Moselle, il votera la mort, car il rejette
cette vaine considération, tant de fois présentée pour nous apitoyer sur le sort des rois, qu’élevés dans les préjugés, environnés de pièges et de flatteurs, leurs fautes ne leur sont pas personnelles.
L’homme révolutionnaire peut, doit être sensible mais il ne saurait s’apitoyer.
Sources : H. P. Ameilhon, Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque du Roi, t. 7, an XII, p. 448 ; J.-B. de Lacurne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, tome 1, 1875 ; Beaumarchais, Réponse ingénue à la consultation injurieuse que le comte […] de La Blache a répandue dans Aix, 1778 ; J.-F. Laharpe, Lycée ou Cours de littérature, t. 11, an VIII, p. 645 ; Journal politique national, 1790, n° 10, p. 119 ; Les Révolutions de Paris, n° 38, p. 3, et n° 105, p. 27 ; A. É. N. Fantin des Odoards, Histoire philosophique de la Révolution de France, 1796, t. 1, p. 94 ; Le Procès de Louis XVI, t. IV, an III, p. 116 et 178 ; le Journal des débats n° 107, 2 janvier 1793.
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