vendredi 20 octobre 2023

Lanterner, lanterniser

Paris, décembre 1789

Le 22 juillet 1789, Jean-François Foulon de Doué, éphémère Contrôleur général des Finances accusé de spéculation sur les farines, est pendu par la foule en place de Grève à la « lanterne du coin du roi », puis décapité. Quelques heures plus tard, Bertier de Sauvigny, son gendre, gouverneur de Paris, subit le même sort au même endroit. La « fatale lanterne » fait bientôt son entrée dans le vocabulaire de la rue et des périodiques. Les Révolutions de Paris remarquent :

L’usage que la populace de Paris a fait d’un certain réverbère a donné lieu à une nouvelle expression française, lanterniser. Les Anglais qui sont à Paris désignent ceux qui semblent menacés de la fatale lanterne, par ces mots, huile pour la lampe.

Ce néologisme sera essentiellement utilisé dans la presse modérée ou contre-révolutionnaire. Ainsi le réactionnaire Journal général de France à l’automne 1791 :

Tandis que dans un groupe on faisait vendredi dernier aux Tuileries des couronnes civiques dont on voulait affubler le péricrâne de M. Robespierre et Pétion, on faisait dans un autre groupe la motion d’aller attendre M. l’abbé Maury devant sa porte, de descendre le premier réverbère et de le lanterner. Un des amis de cet homme célèbre qui se trouvait là par hasard eut soin de le faire avertir de souper et de se coucher en ville.

Un lecteur du Journal de la cour et de la ville décrit les petits plaisirs qui pimentent sa journée :

Depuis que la nation, Messieurs, m’a affranchi de toute espèce de travail, par la suppression de mon emploi, je me promène, je guette tous les matins une place gratis sur un banc des Tuileries, & là, je me console tant que je peux en écoutant les optimistes de la révolution. J’apprends assez régulièrement l’ordre du jour pour les aristocrates à lanterner, les maisons à démeubler ou à brûler, enfin pour toutes les espèces d’insurrections, ce qui me fait des tableaux assez variés.

Madame Roland, bien aveugle sur le destin qui l’attend, écrit :

Il ne faut qu’un petit nombre de sujets apostés pour faire un mauvais parti. Mais, comme l’usage ne s’est pas encore introduit de lanterner les femmes, je dirigerai mon palefroi vers la grande ville [Paris] après-demain.

La justice expéditive de la lanterne ne s’applique pas qu’aux « aristocrates ». La Correspondance littéraire secrète évoque l’impatience populaire face aux lenteurs de la justice officielle au début de l’année 1790 :

On ne sait pourquoi [le Châtelet] renvoie tous les fripons et les gens conduits en prison pour dettes. On en a arrêté quatre, lundi dernier, qui avaient volé pour plus de 10 000 livres de mousseline ; plusieurs ont été reconnus pour avoir été enfermés depuis peu et relâchés ensuite. […] La populace informée de cette circonstance, cria qu’il fallait les lanterner, puisque le Châtelet ne voulait pas faire justice ; déjà on s’était emparé d’un réverbère, lorsqu’il arriva des renforts de la garde nationale à cheval qui eut beaucoup de peine à contenir le peuple.

L’année suivante, la même Correspondance signale une affiche dans laquelle un nommé Etella propose de lanterner les agioteurs, mais seulement « à moitié », « parce que l’Écriture Sainte dit : Tu ne tueras pas. »

Desmoulins refuse le rôle de « procureur général de la lanterne » :

Tu te fâches Bergasse, mais c’est toi qui mens ; dans quel endroit ai-je dit que le supplice de la lanterne était trop doux pour toi ? Au contraire, j’ai opposé mon véto à ceux qui voulaient te lanterner .

Le doux Camille tente peut-être ainsi de faire oublier son tonitruant Discours de la Lanterne aux Parisiens de l’année précédente (c’est « l’illustre lanterne » qui parle) :

Chaque jour je jouis de l’extase de quelques voyageurs anglais, hollandais, ou des Pays-Bas, qui me contemplent avec admiration ; je vois qu’ils ne peuvent revenir de leur surprise, qu’une lanterne ait fait plus en deux jours que tous leurs héros en cent ans. Alors je ne me tiens pas d’aise, et je m’étonne qu’ils ne m’entendent pas m’écrier : Oui, je suis la reine des lanternes.

Le nouveau mot est vite sorti de Paris comme l’atteste ce récit d’un voyageur en Alsace :

Le chagrin des Strasbourgeois est que la plupart des habitants de la campagne ne partagent pas leurs sentiments [révolutionnaires]. Les habitants de la ville de Bouxwiller sont pour eux des aristocrates par excellence. Et si M. E**** le pouvait, il se transporterait dans cette résidence du landgrave de Darmstadt, à la tête d’un détachement de Gardes nationaux pour en amener le bailli et son coryphée, afin de les lanterniser à Strasbourg, à cause de leur aristocratie et comme valets de despotes.

Le Courrier français du 23 mai 1792 nous apprend qu’on lanternait encore en Lorraine :

… l’abbé de Fiquesmont, ci-devant chanoine de la Cathédrale de Metz est lanterné malgré l’intervention des autorités pour de mauvais propos : « on se mit en marche pour conduire l'abbé à l’Hôtel-de-Ville, mais tous les soins de la municipalité, unis à ceux de M. de Belmont, furent inutiles, & le peuple, indigné, s'est emparé de l'abbé au milieu des épées & de baïonnettes, & l'a fort mal traité. Arrivé sur la place d'armes on a descendu un réverbère pour le lanterner.

Le lanternage s’éteint peu à peu à partir de 1793, au profit de la mise en scène moins spontanée du « rasoir national » : la dramaturgie de la guillotine va en effet marquer la reprise en main de la « justice populaire » par l’État. D’ailleurs, du point de vue des victimes…

… mieux vaut la Guillotine, outre l’extrême douceur du supplice, elle n’imprime aucune flétrissure et du moins en mourant, j’aurais au moins l’honneur. Mais la lanterne, grand Dieu ! cela joue le gibet !

font dire Les Actes des apôtres à Jean-Jacques Duval d’Éprémesnil, qui sera « contenté » le 23 avril 1794.

 

Sources : Révolutions de Paris, n° XXII, 5-12 décembre 1789, p. 52 ; Journal général de France, n° 276, 3 octobre 1791, p. 1113 ; Journal de la cour et de la ville, n° 9, 9 mai 1791, p. 70-71 ; Madame Roland, Lettre du 26 juillet 1790 à Lanthenas et à Bosc ; Correspondance littéraire secrète, n° 20, 9 mai 1790, p. 155 ; n° 44, 28 octobre 1791, p. 342 ; Discours de la lanterne aux Parisiens, 1789, chez Le Jay fils, p. 1 ; Lettre d’un voyageur allemand en Alsace, 1790, citée dans La Contre-Révolution en Alsace de 1789 à 1790, F.C. Heitz, 1865, p. 13 ; Courrier français, 23 mai 1792, p. 3 ; « Conversation entre la lanterne & D. D. », Supplément aux Actes des apôtres, s. d., BNF 8°-LC2-2306.

 

[Philippe Hoyau]


samedi 7 octobre 2023

Fervidor

 Paris, octobre 1793

Dans l’Époux républicain, drame patriotique en deux actes et en prose représenté pour la première fois sur le Théâtre de la Cité le 20 Pluviose, seconde année de la République française (8 février 1794), Baptiste Maurin de Pompigny nomme cinq de ses personnages Fervidor, Floréal, Brumaire, Germinal, Vendémiaire. Fervidor est à la hauteur de son nom : « Brave jeune homme ! quel zéle, quelle chaleur ! Voilà ce qui s’appelle un vrai Patriote ! » ; Floréal est un jeune amoureux imprudent ; Brumaire, un nébuleux intrigant. Le nouveau calendrier républicain fait ainsi son entrée au théâtre.

Le décret du 5 octobre 1793 de la Convention nationale « concernant l’ère des Français » a voté l’abolition du calendrier grégorien, et son remplacement par un nouveau, laïc, fondé sur « les mouvements célestes » et la « numération décimale », conçu par une commission ad hoc qui comprenant notamment Charles Gilbert Romme et le poète Philippe François Nazaire Fabre, dit Fabre d’Églantine. Mais le nom des mois ne fut fixé que par un second décret, le 24 novembre 1793. Dans l’intervalle la presse annonça, expliqua et discuta les nouvelles dénominations.

Dès le 27 octobre, les Annales patriotiques et littéraires croient disposer d’informations fiables :

Voici les noms des mois et des jours du nouveau calendrier, que nous avons annoncé hier. Ces noms dérivent de la température de l’air ou des productions de la nature pendant leur durée ; leur terminaison plus ou moins brève ou longue, sonore ou sourde, indique la beauté ou la rigueur des saisons qui s’écoulent ces fractions de l’année. Chaque nouveau mois commence du 22 au 22 du mois qui suit […]. Août s’appellera FERVIDOR, du mot fervidus, qui signifie brûlant.

Mais le 2 novembre 1793, le Journal des débats et des décrets rectifie déjà : « Été : Messidor, Thermidor, Fructidor ». En janvier 1794, La Feuille villageoise revient sur l’hésitation concernant le onzième mois du nouveau calendrier :

Dernières observations sur le nouveau Calendrier. Le onzième mois avait d’abord été nommé fervidor, du latin fervidus, ardent, brûlant. Il a été ensuite dénommé thermidor, du grec Therma, thermé ou thermon, qui tous veulent dire chaleur, ou de thermos qui signifie chaud. L’inconvénient de ce nom est d’avoir seul une origine grecque, entre tous les mois qui en ont une latine, tandis que fervidor conservait l’analogie. Mais c’est encore ce qui importe assez peu, pourvu qu’on sache bien que thermidor comme fervidor est le mois des grandes chaleurs.

L’abandon de fervidor ne fut jamais justifié. Il semble être intervenu entre la lecture du rapport de la commission devant la Convention, « dans la séance du 3 du second mois de la seconde année de la République française » (24 octobre 1793) et la publication dudit rapport. Voici les premières lignes de ce rapport, qui souligne l’importance que la Révolution accorde à la langue :

La commission que vous avez nommée pour rendre le nouveau calendrier plus sensible à la pensée et plus accessible à la mémoire, a donc cru qu’elle remplirait son but, si elle parvenait à frapper l’imagination par les dénominations, et à instruire par la nature et la série des images.

Le calendrier républicain fut abrogé le 31 décembre 1805. Ses auteurs avaient disparu longtemps avant lui. Romme s’était suicidé en prairial an III. Fabre d’Églantine, guillotiné en germinal an II, ne connut donc jamais thermidor, ni la moitié des mois qu’il avait nommés.

 

Sources :  Calendrier de la république française, une et indivisible, au nom de la commission chargée de sa confection, par Fabre d'Églantine, 1794 ; Annales patriotiques et littéraires, 27 octobre 1793 ; le Mercure français, 2 novembre 1793 ; Journal des débats et des décrets, 2 novembre 1793, p. 10 ; La Feuille villageoise, 2 janvier 1794.


Fabre d'Églantine, musée de Carcassone