Capitaliste n’est pas un mot de la Révolution. Le Robert historique de la langue française le date de 1755, au sens de « personne riche, en possession d’un capital », mais dès l’année précédente, le Nouveau Dictionnaire franco-suisse de François-Louis Poëtevin avait été plus précis : « Capitaliste, s. m., der baar Geld und Vermögen hat und von Renten leben kan ». Le capitaliste n’est pas simplement riche : il a suffisamment d’argent et d’actifs pour ne pas travailler. En 1766, le Journal de l’agriculture propose une autre distinction. Il existe des mauvais capitalistes :
Un paysan devenu riche est aussi nuisible à sa patrie, en la privant des bons laboureurs qu’elle aurait trouvés dans ses enfants, qu’un gros capitaliste l’est à la société, lorsqu’après avoir retiré tous ses fonds du commerce, il achète une charge, qui diminue dans sa personne le nombre des contribuables aux charges publiques.
Mais il y en a de bons, qui investissent utilement leurs fonds dans le commerce. Le mauvais capitaliste est le « gros » capitaliste qui cesse de l’être, le capitaliste repenti, en quelque sorte. En 1770, Turgot affirme clairement le rôle essentiellement bénéfique du capitaliste, qui « doit être considéré comme marchand d’une denrée absolument nécessaire à la production des richesses, et qui ne saurait être à trop bas prix ». Pas question, donc, pour les physiocrates d’imposer les revenus du capital : « Il est aussi déraisonnable de charger son commerce d’un impôt que de mettre un impôt sur le fumier qui sert à engraisser les terres ». Hume (cité par Ducloz-Dufresnoy) va dans le même sens : « le capitaliste ressemble à l’arrosoir du jardinier : il puise dans le réservoir du maître pour fertiliser chaque plante ; il rassemble les eaux pluviales pour les dispenser dans les jours de sécheresse… »
On voit que le sens de « personne qui possède un capital et le fait produire » n’est nullement moderne. Il est aussi ancien que le mot, lequel n’était pas pris en mauvaise part. Ce qui est moderne, en revanche, ce sont les connotations péjoratives qui lui furent attachées au moment de la Révolution et dont il ne s’est jamais défait.
Le mot était trop récent en 1762 pour que le Dictionnaire de l’Académie l’accueillît dans sa quatrième édition. En 1792 un Nouveau Dictionnaire français, « composé sur le Dictionnaire de l’Académie française, enrichi d’un grand nombre de mots adopté depuis quelques années » propose une définition où, sous une apparente neutralité, pointe pour la première fois un soupçon de critique :
Capitaliste, sub. Celui ou celle qui a des capitaux considérables et qui les fait valoir dans les places de commerce. Riche capitaliste. Ce capitaliste est un usurier.
L’Académie reprendra à peu près la définition et les exemples en 1798, en précisant « ce capitaliste est un franc usurier ». En 1793, Billaud-Varenne prend le contre-pied du fumier de Turgot et de l’arrosoir de Hume, pour proposer une tout autre métaphore agricole :
Le capitaliste est nécessairement, ou avare ou prodigue. Dans la première hypothèse, il enterre son or et tarit ainsi les sources vivifiantes de la circulation ; ou bien s’il fait valoir son argent sur la place, c’est à des conditions qui deviennent ruineuses pour tous ceux qui ont quelques rapports d’affaires avec lui. […] Il semble voir ces insectes voraces, qui, s’attachant au tronc d'un arbre, parviennent insensiblement à le dessécher.
Le capitaliste est en outre un mauvais patriote, un lâche qui doute de la Révolution et ne participe pas à l’économie républicaine, car « Pitt entretient la peur des avares et des capitalistes par des fausses nouvelles ».
Dès le printemps 1790, la définition Louis Nicolas Chantreau (souvent attribuée à L. S. Mercier) avait sérieusement écorné la figure du bon capitaliste :
Capitaliste : ce mot n’est guère connu qu’à Paris et dans quelques villes de France. Il désigne un monstre de fortune, un homme au cœur d’airain, qui n’a que des affections métalliques. Il n’a point de patrie, il est domicilié sans être citoyen […] Ainsi que des Arabes du désert qui viennent de piller une caravane, enterrent leur or, de peur que d’autres brigands ne surviennent, ainsi les capitalistes ont enfoui notre argent ; oui, enfoui sans ressource, perdu, mort.
Aujourd’hui encore, alors que le capitalisme règne en Occident, rares sont ceux qui s’avouent capitalistes ; et il n’y a pas de « Parti capitaliste » (sauf semble-t-il en Norvège et en Afrique du Sud).
Sources : François Louis Poëtevin, Nouveau Dictionnaire franco-suisse, Basle, 1754 ; Journal de l’agriculture, juin 1766 ; Turgot, « Réflexions sur la formation et la distribution des richesses », Éphémérides du citoyen, 1770, p. 164-165 ; Charles Nicolas Ducloz-Dufresnoy, Observations, 1790, p. 15 ; Nouveau Dictionnaire françois […], Paris et Lyon, chez J. B. Delamollière, 2 t., 1792. ; Jacques Nicolas Billaud-Varenne, Les Éléments du républicanime, 1793, I, p. 63 ; Journal général de la guerre, 13 août 1793 ; Louis Nicolas Chantreau, Dictionnaire national et anecdotique, pour servir à l’intelligence des mots dont notre langue s’est enrichie depuis la révolution, avec un appendice contenant les mots qui vont cesser d’être en usage, et qu’il est nécessaire d’insérer dans nos archives pour l’intelligence de nos neveux, Politicopolis, 1790 (définition partiellement citée par L. S. Mercier, Néologie, 1801).