vendredi 29 décembre 2023

Capitaliste

Politicopolis, février 1790

Capitaliste n’est pas un mot de la Révolution. Le Robert historique de la langue française le date de 1755, au sens de « personne riche, en possession d’un capital », mais dès l’année précédente, le Nouveau Dictionnaire franco-suisse de François-Louis Poëtevin avait été plus précis : « Capitaliste, s. m., der baar Geld und Vermögen hat und von Renten leben kan ». Le capitaliste n’est pas simplement riche : il a suffisamment d’argent et d’actifs pour ne pas travailler. En 1766, le Journal de l’agriculture propose une autre distinction. Il existe des mauvais capitalistes :

Un paysan devenu riche est aussi nuisible à sa patrie, en la privant des bons laboureurs qu’elle aurait trouvés dans ses enfants, qu’un gros capitaliste l’est à la société, lorsqu’après avoir retiré tous ses fonds du commerce, il achète une charge, qui diminue dans sa personne le nombre des contribuables aux charges publiques.

Mais il y en a de bons, qui investissent utilement leurs fonds dans le commerce. Le mauvais capitaliste est le « gros » capitaliste qui cesse de l’être, le capitaliste repenti, en quelque sorte. En 1770, Turgot affirme clairement le rôle essentiellement bénéfique du capitaliste, qui « doit être considéré comme marchand d’une denrée absolument nécessaire à la production des richesses, et qui ne saurait être à trop bas prix ». Pas question, donc, pour les physiocrates d’imposer les revenus du capital : « Il est aussi déraisonnable de charger son commerce d’un impôt que de mettre un impôt sur le fumier qui sert à engraisser les terres ». Hume (cité par Ducloz-Dufresnoy) va dans le même sens : « le capitaliste ressemble à l’arrosoir du jardinier : il puise dans le réservoir du maître pour fertiliser chaque plante ; il rassemble les eaux pluviales pour les dispenser dans les jours de sécheresse… »

On voit que le sens de « personne qui possède un capital et le fait produire » n’est nullement moderne. Il est aussi ancien que le mot, lequel n’était pas pris en mauvaise part. Ce qui est moderne, en revanche, ce sont les connotations péjoratives qui lui furent attachées au moment de la Révolution et dont il ne s’est jamais défait.

Le mot était trop récent en 1762 pour que le Dictionnaire de l’Académie l’accueillît dans sa quatrième édition. En 1792 un Nouveau Dictionnaire français, « composé sur le Dictionnaire de l’Académie française, enrichi d’un grand nombre de mots adopté depuis quelques années » propose une définition où, sous une apparente neutralité, pointe pour la première fois un soupçon de critique :

Capitaliste, sub. Celui ou celle qui a des capitaux considérables et qui les fait valoir dans les places de commerce. Riche capitaliste. Ce capitaliste est un usurier.

L’Académie reprendra à peu près la définition et les exemples en 1798, en précisant « ce capitaliste est un franc usurier ». En 1793, Billaud-Varenne prend le contre-pied du fumier de Turgot et de l’arrosoir de Hume, pour proposer une tout autre métaphore agricole :

Le capitaliste est nécessairement, ou avare ou prodigue. Dans la première hypothèse, il enterre son or et tarit ainsi les sources vivifiantes de la circulation ; ou bien s’il fait valoir son argent sur la place, c’est à des conditions qui deviennent ruineuses pour tous ceux qui ont quelques rapports d’affaires avec lui. […] Il semble voir ces insectes voraces, qui, s’attachant au tronc d'un arbre, parviennent insensiblement à le dessécher.

Le capitaliste est en outre un mauvais patriote, un lâche qui doute de la Révolution et ne participe pas à l’économie républicaine, car « Pitt entretient la peur des avares et des capitalistes par des fausses nouvelles ».

Dès le printemps 1790, la définition Louis Nicolas Chantreau (souvent attribuée à L. S. Mercier) avait sérieusement écorné la figure du bon capitaliste :

Capitaliste : ce mot n’est guère connu qu’à Paris et dans quelques villes de France. Il désigne un monstre de fortune, un homme au cœur d’airain, qui n’a que des affections métalliques. Il n’a point de patrie, il est domicilié sans être citoyen […] Ainsi que des Arabes du désert qui viennent de piller une caravane, enterrent leur or, de peur que d’autres brigands ne surviennent, ainsi les capitalistes ont enfoui notre argent ; oui, enfoui sans ressource, perdu, mort.

Aujourd’hui encore, alors que le capitalisme règne en Occident, rares sont ceux qui s’avouent capitalistes ; et il n’y a pas de « Parti capitaliste » (sauf semble-t-il en Norvège et en Afrique du Sud).

 

Sources : François Louis Poëtevin, Nouveau Dictionnaire franco-suisse, Basle, 1754 ; Journal de l’agriculture, juin 1766 ; Turgot, « Réflexions sur la formation et la distribution des richesses », Éphémérides du citoyen, 1770, p. 164-165 ; Charles Nicolas Ducloz-Dufresnoy, Observations, 1790, p. 15 ; Nouveau Dictionnaire françois […], Paris et Lyon, chez J. B. Delamollière, 2 t., 1792. ; Jacques Nicolas Billaud-Varenne, Les Éléments du républicanime, 1793, I, p. 63 ; Journal général de la guerre, 13 août 1793 ; Louis Nicolas Chantreau, Dictionnaire national et anecdotique, pour servir à l’intelligence des mots dont notre langue s’est enrichie depuis la révolution, avec un appendice contenant les mots qui vont cesser d’être en usage, et qu’il est nécessaire d’insérer dans nos archives pour l’intelligence de nos neveux, Politicopolis, 1790 (définition partiellement citée par L. S. Mercier, Néologie, 1801).

 

 

mercredi 27 décembre 2023

Abus

 Paris, janvier 1794

 

« Le ministère de la Vérité – Miniver, en novlangue – frappait par sa différence avec les objets environnants. […] De son poste d’observation, Winston pouvait encore déchiffrer sur la façade l’inscription artistique des trois slogans du Parti :

La guerre c’est la paix

La liberté c’est l’esclavage

L’ignorance c’est la force »

Dès les premières pages de 1984, George Orwell indique que la question de la langue sera au cœur de son ultime livre, publié en 1949, un an avant sa mort. Un appendice placé à la suite du roman résume les principes exposés dans la onzième édition du « dictionnaire novlangue ».

Orwell n’a sans doute pas lu le Dictionnaire néologique de Louis Abel Beffroy de Reigny, dit le Cousin Jacques, dont le premier tome parut en 1801. Dans sa « Courte introduction », l’auteur affirme en avoir eu l’idée « dès les premiers jours de la Révolution », et qu’il n’a cessé de le remanier pendant dix ans à mesure que les mots apparaissaient et changeaient de sens. Les entrées « Abus » et « Abus des mots » figurent dans le premier tome :

Abus. De tous les termes usités, celui d’abus est précisément celui dont on a le plus abusé ; et l’abus qu’on en a fait, est lui-même un abus détestable. Il fallait dit-on réformer les abus de l’ancien régime […]

Abus des Mots. Jamais il n’a été si loin, depuis l’origine du monde. Mais avec un nouveau Dictionnaire fait exprès, qui expliquerait que liberté a voulu dire esclavage, qu’humanité a voulu dire barbarie, que vertu a voulu dire crime, etc. on aurait le mot de l’énigme, et la nouvelle langue serait très facile à retenir.

Quoiqu’alors toujours vivant, puisqu’il ne mourut qu’en 1841, Bertrand Barère a lui aussi les honneurs de ce ce premier tome. Un très curieux article condamne l’ancien rapporteur du Comité de salut public : « Tout le monde connaît les motions incendiaires de Barère, les principes d’énergumène qu’il a si souvent proclamés à la face de la France entière », ses « phrases adroites et terribles ont frappé des milliers d’innocents » ; avant de plaider pour la réhabilitation d’un homme qui peut encore « honorer et servir son pays » : « tu redeviendras humain, secourable, sensible, vertueux ». Le discours de l’ « aimant et charitable » Barère devant la Convention, le 3 pluviôse an II, définissant la « guerre de la liberté », aurait eu sa place dans le roman d’Orwell, dans la bouche d’Emmanuel Goldstein peut-être :

Il faut la paix aux monarchies, il faut l’énergie guerrière à la république. Il faut la paix aux gouvernements de l’Europe, il faut la fermentation révolutionnaire à la république. La mort vaut mieux qu’une paix honteuse et insuffisante. Une guerre désastreuse vaut mieux qu’une paix factice. Voilà le mandat patriotique que les républicains sincères, et les amis sincères de la liberté nous ont donné.

Car la guerre, c’est la paix, et la défaite, c’est la victoire.

 

Sources : Nous citons 1984 dans la traduction d’Amélie Audiberti de 1950, et non celle de Josée Kamoun (2018), chez qui « newspeak » devient « néoparler ». – Il y a un doute sur la date de publication des 3 tomes du Dictionnaire néologique des hommes et des choses […]. Le premier parut sans doute dans les premiers jours de 1801 puisque le Mercure de France en fait une critique élogieuse le 16 pluviôse an IX (5 février 1801). Le second fut lui aussi publié à Paris chez Moutardier. Le troisième est daté de 1802, à Hambourg, et s’arrête au milieu de la lettre C. La suite ne parut jamais, victime de la censure du Consulat. Le manuscrit même en semble perdu. – Journal général de la guerre, Bruxelles, 29 janvier 1794.

 


dimanche 10 décembre 2023

Muscadin

Muscadin

 Paris, septembre 1793

Muscadin est un de ces « mots enfantés par la Révolution », que dénonce la presse réactionnaire de l’époque. Le terme lui-même n’était pourtant pas récent : il existait au sens de « petite pastille à manger » (1747), emprunté de l’italien moscardino, lequel désignait une « pastille parfumée de musc » et, par métonymie, « une personne parfumée, élégante ».

En français, le mot est étroitement lié à la jeunesse dorée, dont François Gendron avance qu’elle fut « le principal outil de gouvernement des Thermidoriens et le moteur politique de la Réaction ». Le muscadin est un « jeune fat, d'une coquetterie ridicule dans sa mise et ses manières », dit Le Petit Robert. L’édition actuelle du Dictionnaire de l’Académie insiste sur le contexte politique : muscadin « s’est dit particulièrement, après le 9 Thermidor, de jeunes gens qui, par leur mise, voulaient afficher leur rejet des idées révolutionnaires ».

L’accoutrement inouï de jeunes gens principalement issus de la bourgeoisie parisienne entendait être une protestation infraverbale contre l’austérité des mœurs jacobines, dans les rues, mais aussi dans les théâtres. Si le muscadin est bien un produit de la Convention montagnarde, le mot reste rare dans la presse de 1793 et désigne généralement toute personne soupçonnée de royalisme :

Le muscadin qui a favorisé la prise du général Nicolas, pris à son tour, arrive à Paris pour être livré au tribunal révolutionnaire. (Gazette générale de l’Europe).

Il faut attendre 1795, pour trouver, dans la Quotidienne du 14 avril 1795, une définition qui associe précisément le vestimentaire et le politique, :

Muscadins : Ainsi étaient appelés les hommes qui avaient des culottes et un pourpoint, par ceux qui portaient des pantalons et des carmagnoles. L’expression ayant pris ensuite de la marge, quiconque parlait français, ou ne sentait ni la pipe, ni le rogomme, était un muscadin bafoué et outragé par les bacchantes répandues et payées, pour cet effet, dans tous les quartiers de la ville.

On note que le journal emploie l’imparfait, pour signaler qu’il s’agissait déjà d’une mode révolue.

En 1796, outre muscadin, Snetlage enregistre deux nouveaux verbes : muscadiner et démuscadiner, illustrés par deux citations en français dont nous n’avons pu déterminer l’origine : « Le temps viendra bientôt où on cessera de muscadiner » et démuscadiner : « La Convention nationale employera toutes ses forces pour démuscadiner le jeunesse de Paris ». Les moyens envisagés pour cette rééducation ne sont pas spécifiés.

Le phénomène se prolongea et s’amplifia sous le Directoire, avec les Incroyables et les Merveilleuses, mais il avait alors largement perdu son sens politique.

 

Sources : Charles Le Roy, Traité de l’orthographe française en forme de dictionnaire, 1747 ; F. Gendron, La Jeunesse sous thermidor, 1983 ; Gazette générale de l’Europe, n° 932, 13 septembre 1793, p. 2 ; La Quotidienne ou Le Tableau de Paris, n° 55, 14 avril 1795, p. 4 ; Leonard Snetlage et Friedrich La Coste, Neues deutschesfranzösisches Wörterbuch, Leipzig, 1796.