vendredi 31 mars 2023

Terroriste

Paris, 9 octobre 1794

La 5e édition du Dictionnaire de l’Académie française, publiée en l’an VII, est précédée d’une curieuse préface qui s’évertue à prouver que malgré les apparences cette académie a « le plus contribué au changement de l’esprit monarchique en esprit républicain ». Réciproquement, il est naturel et indispensable « d’ajouter à ce dictionnaire les morts que la Révolution et la République ont ajoutés à la langue ». « C’est ce qu’on a fait dans un Appendice. On s’est adressé, pour ce nouveau travail à des hommes de lettres, que l’Académie française aurait reçus parmi ses Membres » si elle n’avait été supprimée. Il s’agit d’un supplément comprenant, entre « Acclamation » et « Vociférer », environ 400 mots tant nouveaux que désormais pourvus d’une nouvelle acception. Parmi les premiers, « Terroriste. subs. masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. »

« C’est Tallien qui inventa le nom », affirme La Quotidienne du 8 décembre 1795, à propos d’un mot qui s’était répandu dans la presse pendant toute l’année, dès janvier dans le Courrier patriotique de l’Isère, l’Ami du peuple (de Chasles et Lebois), les Nouvelles politiques nationales et étrangères et le Courrier de l’égalité. Quel rôle Jean Lambert Tallien a-t-il exactement joué dans cette affaire ? Membre de la Commune insurrectionnelle de Paris, apologiste des massacres de Septembre, conventionnel montagnard régicide, représentant en mission à Bordeaux (où il rencontre la belle et suspecte Thérésa Cabarrus), il est bientôt soupçonné de modérantisme, il participe à la chute de Robespierre et devient un des chefs de la réaction thermidorienne. Il est aussi le fondateur en 1791 de l’Ami des citoyens, dont il est encore le rédacteur quand paraît le n° XV du 15 brumaire an III (5 novembre 1794), qui évoque une conjuration non moins dangereuse que celle du fédéralisme : « la faction terroriste ». Dix jours plus tard, la même feuille reproche à Bertrand Barère d’avoir été tour à tour « aristocrate, jacobin, feuillant, patriote, modéré, anti-Robespierre, terroriste, robespierriste » . C’est en effet Barère qui, le 5 septembre 1793, avait demandé et obtenu que l’on mît la « Terreur à l’ordre du jour »

L’Orateur du peuple de Louis-Marie Stanislas Fréron, autre jacobin renégat, avait devancé l’Ami des citoyens de quelques semaines en dénonçant la « faction terroriste » dans son n° 14 du 18 vendémiaire an III (9 octobre 1794). Quoi qu’il en soit « terroriste » est clairement un néologisme thermidorien. Ce qui nous permet par exemple de révoquer en doute la date de 1793 attribuée par Google Livres à une brochure intitulée Tableau des crimes du comité révolutionnaire de Moulins, où un certain Desmazures est traité d’ « ardent terroriste ». Le substantif « terrorisme » suivit bientôt (dès janvier 1795), auquel le Supplément du Nouveau Dictionnaire de la langue française et allemande de Schwan (1798) ajouta le verbe « terroriser ».

 


samedi 25 mars 2023

Centraliser

Paris, le 4 décembre 1793

« Mot créé par Grégoire », tranche le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, sans donner plus d’informations. Ferdinand Brunot mentionne la Révolution, Grégoire, Danton et Payan, sans précision de date ni de source. Centraliser, c’est réunir au centre, « dans un même centre » dit Le Petit Robert avant d’ajouter : « ramener à une direction unique ». Centraliser qualifie le plus souvent l’action d’un système de gouvernement, et désigne le rassemblement des pouvoirs dans une même instance et un même lieu (une capitale).

Mais pendant la décennie de la Révolution le verbe concernait un domaine qui n’est guère prioritaire dans son emploi aujourd’hui : les finances. Chrétien Frédéric Schwan introduit le mot centraliser dans son Nouveau dictionnaire de la langue française et allemande, et plus exactement dans le Supplément du tome 4, ce qui démontre son caractère récent : « Auf einem Mittelpunkt vereinigen oder zusammen bringen » (réunir ou rassembler en un point central). Or, rappelons que Schwan était conseiller de la chambre des finances de Mannheim. L’objectif initial de la centralisation fut en effet, sous la République naissante en France, de faciliter la gestion des finances. Lors de la séance du 2 germinal an II (22 mars 1794), Cambon, membre du comité des finances de l’Assemblée législative et auteur du fameux Grand Livre de la dette publique, souligne son impact positif sur les dépenses de l’armée : 

Plus on centralise le gouvernement, plus les dépenses diminuent, plus on voit disparaître la foule des fripons qui nous entouraient auparavant.

La dimension économique du néologisme n’éclipse évidemment pas la perspective politique, objet d’un débat permanent. Les Nouvelles politiques nationales et étrangères rapportent les propos de Barère lors de la séance du 14 frimaire an II (4 décembre 1793), sur les dangers de la centralisation : 

Il faut établir une ligne de démarcation entre les mesures révolutionnaires et les mesures administratives ; il faut défendre à toute autorité constituée de centraliser les comités révolutionnaires, de les réunir en tout ou en partie, sauf le droit de correspondre avec ces comités pour les objets d’administration.

Mais centraliser n’en est pas moins l’idéal jacobin dominant ; le mot à la mode et mis à toutes les sauces. Grandiose et quelque peu mystérieux est le programme évoqué en l’an II par les Décades républicaines : « Le comité a pensé que la Convention nationale devait centraliser la gloire, comme elle disséminait le bonheur. »

 

Sources : P. Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle, t. 3 ; F. Brunot, Histoire de la langue française des origines à nos jours, t. 9, 2e partie, 1967 ; C. F. Schwan, Nouveau dictionnaire de la langue française et allemande, composé sur le Dictionnaire de l’Académie française […], 1793 ; Courrier de l'Isère, 22 mars 1794 ; Nouvelles politiques nationales et étrangères, 15 décembre 1793 ; Décades républicaines, 13e Décade, an II (1793).

 

J.-B. Barère par J.-L. Laneuville (1794)

vendredi 17 mars 2023

Meneur

 Paris, avril 1790

Au xviie siècle, selon Furetière, le mot « meneur » désignait quelques activités très spécifiques : le meneur conduisait, au choix : une dame, par la main pour l’aider à marcher ; un ours, « dans les rues pour donner du plaisir au peuple » ; un autre homme, dans certaines cérémonies. Au siècle suivant le Dictionnaire de l’Académie remplace la troisième fonction par une autre, accessible aux femmes : « On appelle meneur, meneuse, celui, celle, qui se charge d’amener à Paris des nourrices aux bureaux des Recommandaresses et d’aller chez les parents des enfants mis en nourrice, pour recevoir les mois. » Un de ces quatre sens en a-t-il inspiré un cinquième, apparu dans les mois de la Révolution ?

Un pamphlet que l’on peut dater de la fin du mois d’avril 1790 – Trahison contre l’État, ou les jacobins dévoilés – attaque « les grands meneurs du Club » : l’orgueilleux Chapelier, Barnave le sanguinaire et d’autres figures du Club des jacobins, ainsi que l’on nommait désormais la société des Amis de la Constitution. Mais c’est en 1791 que le mot prend son envol : « Il est affreux, exécrable , infernal et jésuitique d'oser dire , comme les meneurs des jacobins : “hors de notre église , il n'y a point de salut !” », s’indigne, le 5 février 1791, l’auteur d’une feuille intitulée le Contre-Poison. « Meneurs des jacobins » : le Journal de la Cour et de la Ville utilise cette même expression le lendemain (6 février 1791). Puis le Spectateur national dénonce « les meneurs de la populace ignorante » (13 février) et « les meneurs du peuple ou démagogues » (8 mars), tout en affirmant que « le club se divise en meneurs et en menés » (7 mars). Les « meneurs des galeries » qui font bientôt la loi à l’Assemblée (Journal de Paris du 22 juillet 1792) sont sans doute eux-mêmes « menés », comme des femmes ou animaux sauvages. Mais avait-on alors le sentiment d’une métaphore ironique ?

Aujourd’hui que les nourrices sont aussi rares que les montreurs d’ours, et que les dames se meuvent toutes seules, meneur a principalement conservé son acception politique de 1790 : « personne qui, par son autorité, prend la tête d'un mouvement populaire » (Le Robert). « Que sont devenus les meneurs des gilets jaunes ? », feint de s’inquiéter le Figaro du 12 septembre 2020. Il n’y a guère que dans quelques sopets et jeux de société que le terme n’est pas connoté négativement.

 


samedi 11 mars 2023

Cannibalisme

Londres, le 29 mai 1792

Dictionnaires et encyclopédies butent sur l’histoire du mot. L’article Cannibalisme de Wikipédia rappelle que Montaigne a consacré un chapitre des Essais aux cannibales des Caraïbes, mais ne s’occupe pas de la première occurrence du mot cannibalisme, ni des premiers emplois métaphoriques.

Quittons momentanément la France et rendons-nous à la Chambre des Communes à Londres, le 29 mai 1792. Edmund Burke s’en prend virulemment au docteur Joseph Priestley qu’il accuse d’être le chef d’une « secte » d’« ennemis jurés des loix ». Burke – aussitôt cité par le Journal historique et littéraire – dénonce la sympathie du docteur Priestley pour la « rébellion française » et dresse un portrait effrayant de celle-ci : « cruelle » et « sanguinaire », elle est « marquée par la perfidie, par l’assassinat, par le cannibalisme ! » Burke sait la force du mot. Il marque un temps d’arrêt avant de persister et signer :

…. Oui, le cannibalisme. …. Je sais que des cannibales français, après avoir arraché le cœur palpitant de leurs victimes, en ont pressé le sang dans le vin qu’ils ont avalé ! Et des Anglais célébreraient le 14 juillet, jour affreux ! Jour qui a privé la France de sa Religion, de son commerce, de son bonheur ; jour qui a flétri jusqu’au sol qui porte les Français !

Cet anglicisme se fraye bientôt un chemin en France. Brissot s’en sert, dès janvier 1793, afin de se démarquer de la fureur révolutionnaire. La Chronique du mois,  rapporte la dénonciation par le chef girondin de « l’hypocrisie » des meneurs*. Selon lui, des citoyens choisissent de devenir des

Cannibales pour être populaires, et par cette infâme dégradation, ils inspirent à la multitude un goût réel pour ce cannibalisme qu’ils n’affectent que par hypocrisie. Cette hypocrisie de cannibalisme est bien l’excès le plus monstrueux qu’ait enfanté la fureur de la popularité.

Ses Mémoires posthumes mettent en évidence l’esprit girondin, qui entend renouveler la révolution anglaise sans renouveler ses horreurs, à savoir la décapitation du roi :

ce trait ne me conciliera pas l’amitié de ces hommes qui font consister le patriotisme dans le cannibalisme, je ne faisais pas dans mon roman, décapiter mon captif ; après une rude leçon, je le chassais à jamais du territoire français.

Ainsi, le néologisme s’installe dans le discours politique français à partir de 1793. Il est souvent la réplique de la presse réactionnaire* qui se plaît à comparer les révolutionnaires à des cannibales. Sous la Convention thermidorienne (1794-1797), cannibalisme est synonyme de robespierrisme, aussi bien dans la presse de la droite que du centre. 

Sources : Journal historique et littéraire, 15 juin 1792 ; La Chronique du mois, t. 3, janvier 1793, p. 48 ; J. P. Brissot, Mémoires, Bruxelles, 1830, t. 1, p. 82. 

« Nous mangerons le monde et les Rois se tairont » 

Caricature anonyme, 1793-1794.

samedi 4 mars 2023

Septembriseur

 Paris, mars 1793

On s’accorde généralement à penser que le mot-valise est une tradition anglaise, dont le pionnier est Lewis Carroll avec les portmanteau words de Jabberwocky (1871). On signale bien sûr quelques exemples antérieurs, tel gerrymander (Gerry+salamander, 1811) pour désigner le charcutage électoral dont le gouverneur Elbridge Gerry s’était fait une spécialité, donnant à une circonscription du Massachusetts la forme biscornue d’un amphibien. On croit même repérer des exemples beaucoup plus anciens dans Gargantua (coquecigrue) et Pantagruel (sorbonagre). Mais il n’y a aucune preuve que ce soient là des mots-chimères (pour reprendre le terme proposé par G. Genette) et que Rabelais ait voulu combiner coq, cigogne et grue, ni qu’il ait voulu condenser Sorbonne et onagre : dans ce dernier cas il s’agit sans doute d’une simple suffixation (cf. podagre). Le premier mot valise français est-il donc le fameux foultitude que Victor Hugo attribue à « une très grande dame de la Restauration » dans le tome 4 des Misérables (1862) et que l’on trouve déjà dans un Album chantant de 1850, sous la plume du vaudevilliste Adolphe Joly (« J’ai mangé une foultitude de bonnes choses » ?)

Mais foultitude trouve un redoutable concurrent en septembriseur. Deux ans après les massacres de septembre 1792, qui virent le peuple parisien briser les portes des prisons pour en tuer les occupants, le comte de Montgaillard publie Nécessité de la guerre, où on lit :

Encore quelques succès et l’Europe était aux pieds des septembriseurs, disait, sur les débris de Valenciennes, le plus grand publiciste de ce siècle, le seul homme qui ait fait penser le public. Et c’est au milieu des accents de la victoire, qu’il annonçait la ruine de l’Europe.

Qui est « ce sage et profond observateur » ? Ce ne peut être Marat, auteur du Publiciste parisien, mort le 13 juillet 1793 avant la fin du siège de Valenciennes et dont on voit mal un agent royaliste saluer la clairvoyance. Nous n’avons pas trouvé, chez les grands journalistes de droite, tels Simon Nicolas Henri Linguet ou Jean-Gabriel Peltier, la citation mise en italique.

Or, le verbe septembriser est antérieur au substantif :

Est-ce la Convention que vous voulez dissoudre ? Mais les aristocrates aussi peuvent le désirer. Est-ce le pillage que vous demandez ? Les rois coalisés, s’ils étaient vainqueurs, pourraient le promettre à leurs soldats. Ou seulement est-ce comme le disait un publiciste moderne, très connu : quelque cent mille têtes que vous voulez proposer au peuple de septembriser pour ses menus plaisirs ?

lit-on dans La Quotidienne du 28 mars 1793, plus de trois mois avant le siège de Valenciennes. Le publiciste visé est-il le même que celui dont Montgaillard fait ci-dessus l’éloge ? Non : car il s’agit ici très probablement d’Anarcharsis Cloots qui, dans un pamphlet publié le même mois, avait exprimaé ce regret :

Plût à Dieu que la journée du 2 Septembre se fût étendue sur tous les chefs-lieux de la France ; nous ne verrions pas aujourd’hui les Anglais appelés en Bretagne par des prêtres qu’il ne fallait pas déporter, mais septembriser.

Expression relevée par Étienne Luzac dans la Gazette de Leyde du 12 avril 1793 :

Ce mot, qui enrichira avec tant d’autres le Dictionnaire néologique pour l’intelligence des Discours Jacobins, — ce mot, il paraît qu’on en est redevable au génie créateur d’un homme atrocement singulier, du fameux Anacharsis Cloots, le soi-disant Orateur du Genre-humain. Il s’en est servi dans un écrit, intitulé un petit Mot, où il fait le vœu fort humain, que le 2 septembre se fût étendu sur toutes les villes principales de la France, puisque alors l’on n’aurait pas vu, que les Anglais eussent été appelés en Bretagne, par des Prêtres, qu’on n’aurait pas dû déporter, mais Septembriser.

Le mot de Cloots se répand comme une traînée de poudre, à droite comme à gauche. En avril le girondin Girey-Dupré s’inquiète (à juste titre : il sera guillotiné en novembre) : « Ces continuelles déclamations contre des journalistes républicains ne sont-elles pas des invitations à aller briser leurs presses et septembriser leurs personnes ? » En juin, un jacobin nommé Rousillon ou Roussillon tempête : « Il faut déporter tous les scélérats. Ils disent qu’on veut les déporter ; il n’a point de septembriseur ici. Il faut lorsque nous aurons purgé Paris, organiser une armée révolutionnaire pour marcher à Valenciennes ». Toujours la même année, l’abbé Barruel publie à Londres son Histoire du clergé, pendant la révolution, où il dénonce le projet qu’ont des révolutionnaires « férocisés par le philosophisme » « d’étendre sur toute la surface de l’empire la Glacière d’Avignon, de septembriser et de Jourdaniser toute la France » (Jouve Jourdan avait été l’instigateur du massacre d’Avignon en octobre 1791). Tout ceci ne nous dit pas qui fut « le plus grand publiciste de ce siècle ».

 

Sources : Un mot d’Anacharsis Cloots sur les conférences secrètes entre quelques membres de la Convention, mars 1793, p. 6 ; La Quotidienne, 28 mars 1793, p. 348 ; Nouvelles extraordinaires de divers endroits, 12 avril 1793, Supplément ; Le Patriote français, 28 avril 1793 ; Journal des débats […] des jacobins, 4 juin 1793, p. 4 ; Augustin Barruel, Histoire du clergé, pendant la révolution, Londres, 1793, t. 2, p. 343 ; Montgaillard, Nécessité de la guerre et dangers de la paix, La Haye, octobre 1794, p. 59

 

Anacharsis Cloots, caricature de James Sayers (1794)