samedi 26 août 2023

Apitoyer

Apitoyer n’apparaît que dans la 5e édition du Dictionnaire de l’Académie, en 1798 :

Affecter de pitié. Rien ne put l’apitoyer sur mon sort ; elle s’apitoya sur le vôtre. Il s’emploie souvent avec le pronom personnel. S’apitoyer sur le malheur de quelqu’un. Il est du style familier.

En 1803, le citoyen Hubert Pascal Ameilhon note  que le verbe est « devenu fort à la mode depuis quelques années », mais qu’il se trouvait déjà dans le Pastoralet, un manuscrit médiéval. Sans être à proprement parler un néologisme, apitoyer fait partie de ces mots auxquels la Révolution a donné une nouvelle vie ou une nouvelle visibilité après une longue éclipse. La Curne de Sainte-Palaye confirme et précise : apiter (ou apitoyer, chez Cotgrave), verbe dont la signification (émouvoir la pitié) « intéresse l’humanité », est « encore usité parmi le peuple en province ». Il est difficile de dater exactement cette affirmation, mais elle est antérieure à la Révolution, puisque le lexicographe est mort en 1781.

Apitoyer n’appartenait donc pas à la langue littéraire quand Beaumarchais écrivait en 1778 dans un de ses Mémoires :

Je sais bien qu’il déprécie, autant qu’il peut, la fortune de ce grand-oncle en en parlant, pour nous apitoyer, bonnes gens, sur son pauvre héritage !

Et c’est peut-être en référence maligne à cet emploi peu académique que La Harpe critiquera l’absence d’intérêt du Mariage de Figaro : « il est trop certain que personne ne pense à s’apitoyer sur l’abandon de cette comtesse, qui passe son temps à faire l’amour avec son page »

Mais si les occurrences sont très rares avant 1789, la Révolution ouvre l’ère de l’apitoiement général, ou plus exactement de la condamnation de l’apitoiement. Car ce dernier ne doit pas être confondu avec l’attendrissement, qui est le propre d’une âme généreuse ; tandis que s’apitoyer, c’est mal diriger cette générosité, et qu’apitoyer quelqu’un, c’est profiter de sa sensibilité.

En juillet 1790, le Journal politique national reproche à l’abbé Raynal qui a « passé sa vie à écrire contre les Rois », de s’employer « aujourd’hui pour vous apitoyer sur eux ». En avril 1790, les Révolutions de Paris mettent leurs lecteurs en garde contre ces laquais qui interpellent des ouvriers sur la misère actuelle, et les forcent « à s’apitoyer sur le sort des princes, de ces bons princes, qui faisaient travailler le pauvre peuple ». En juillet 1791, le même journal tempête contre l’inaction de l’Assemblée nationale au lendemain de la fuite du roi :

Méprisables dominateurs ! ramassis de brigands salariés par la plus infâme de toutes les cours, vous croyez abuser le peuple, vous croyez le tromper, vous espérez l’apitoyer sur le sort de votre coupable chef, vous espérez l’apitoyer sur le sort de votre coupable chef.

Pendant le procès du roi en 1793, « d’innombrables pamphlets inondent la France et veulent apitoyer sur le sort d’un monarque parjure », écrit le citoyen Fantin-Désodoards, un des tout premiers historiens de la Révolution. Les députés de la Convention sont divisés, mais tous dénoncent à qui mieux mieux le piège de l’apitoiement.

Brissot, député d’Eure-et-Loir, propose un renvoi devant les assemblées primaires, qui « déjoue les calculs des rois en faveur de Louis, et la contre-batterie des ministres qui feignent de s’apitoyer sur lui, et paient pour qu’on ne s’apitoie pas ». Prunelle, député de l’Isère, opine pour le bannissement, parce que

les tyrans d’Europe préfèrent que Louis et les siens soient détenus au Temple, que Louis soit mis à mort, parce que cette détention et cette mort sont les moyens pour eux de nous calomnier devant le peuple, de l’apitoyer sur Louis et les siens.

Quant à Anthoine, député de la Moselle, il votera la mort, car il rejette

cette vaine considération, tant de fois présentée pour nous apitoyer sur le sort des rois, qu’élevés dans les préjugés, environnés de pièges et de flatteurs, leurs fautes ne leur sont pas personnelles.

L’homme révolutionnaire peut, doit être sensible mais il ne saurait s’apitoyer.

 

Sources : H. P. Ameilhon, Notices et extraits des manuscrits de la bibliothèque du Roi, t. 7, an XII, p. 448 ; J.-B. de Lacurne de Sainte-Palaye, Dictionnaire historique de l’ancien langage françois, tome 1, 1875 ; Beaumarchais, Réponse ingénue à la consultation injurieuse que le comte […] de La Blache a répandue dans Aix, 1778 ; J.-F. Laharpe, Lycée ou Cours de littérature, t. 11, an VIII, p. 645 ; Journal politique national, 1790, n° 10, p. 119 ; Les Révolutions de Paris, n° 38, p. 3, et n° 105, p. 27 ; A. É. N. Fantin des Odoards, Histoire philosophique de la Révolution de France, 1796, t. 1, p. 94 ; Le Procès de Louis XVI, t. IV, an III, p. 116 et 178 ; le Journal des débats n° 107, 2 janvier 1793.

 


samedi 19 août 2023

Télégraphe

Juillet 1793

Des mots de la Révolution française, on ne retient trop souvent que les ultima verba, ceux, authentiques ou apocryphes, que l’on prononce sur l’échafaud (de l’héroïque « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine », au pathétique « Encore un moment, monsieur le bourreau »). Et on néglige les premiers mots, tels ceux que, le 12 juillet 1793, le télégraphe optique de  Chappe transmit en 11 minutes, de Ménilmontant à Saint-Martin du Thertre (val d’Oise), à 8 lieues et demie de là :

Daunou est arrivé ici. Il annonce que la Convention nationale vient d’autoriser son comité de sûreté générale à apposer les scellés sur les papiers des députés.

À quoi fut aussitôt répondu par le même canal :

Les habitants de cette belle contrée sont dignes de la liberté, par leur respect de la Convention nationale et de ses lois

Ce jour-là, les commissaires du Comité d’instruction publique chargés d’apprécier la rigueur et la célérité de l’invention du citoyen Chappe se distinguèrent plus par l’opportunisme politique que par leur sens de la formule. On conviendra que le laconique et prosaïque premier message d’Alexandre Graham Bell, le 10 mars 1876  (« Mr Watson, come here. I want you. ») était mieux conçu pour passer à la postérité.

En cet été 1793, le procédé auquel Chappe travaillait depuis 1790  (voire depuis son enfance, dit la légende qui rapporte que le jeune Claude s’amusait déjà à échanger des messages cryptés avec ses frères) était parvenu « au degré de perfection dont il est susceptible » et Lakanal prédisait au thélographe, « la plus importante des découvertes du dix-huitième siècle »

une grande utilité dans une foule de circonstances et surtout dans les guerres de terre et de mer, où de prompte communications et la rapide connaissance des manœuvres peuvent avoir une grande influence sur la succès.

Contrairement à celle des frères Montgolfier quelques années plus tôt, l’utilité de l’invention de Chappe ne fut pas longtemps mise en doute : en août 1794, les victoires des armées de la République parvinrent en une heure à la Convention depuis Le Quesnoy et Condé-sur-l’Escaut, ce qui fournit à Bertrand Barère l’occasion d’un parallèle entre la manière dont les Républicains accordent des encouragements aux sciences et aux arts et le froid dédain des monarchies et des académies pour les inventions utiles, longtemps traitées de ridicules avant d’être essayées.  

Comme la guillotine avec laquelle il partage, outre une certaine parenté de forme, un souci d’efficacité et de vitesse, le télégraphe est une invention révolutionnaire, dans les deux sens du terme. C’est pourquoi les adversaires de la Convention montagnarde s’attachèrent à en minimiser l’importante. Peltier n’est nullement impressionné : « cette avidité curieuse est au contraire la meilleure preuve de la faiblesse d’un gouvernement prêt à accueillir tous les charlatans », assure-t-il. D’ailleurs « le Télégraphe est connu depuis deux mille ans, proposé sous le maréchal de Bellisle, proposé par Linguet » ; et les Anglais eux aussi revendiquent l’honneur de cette découverte, invoquant les expériences philosophiques présentées par Robert Hook devant la Royal Society en 1684.

« De ce moment il ne reste à Mr. Chappe que le mérite de l’exécution », conclut Joseph Servan depuis son exil suisse. Ce qui n’est pas tout à fait vrai. Apollinaire regrettait qu’on ait oublié jusqu’au nom de la géniale invention de Clément Ader (« Français, qu'avez-vous fait d'Ader l'aérien ?/ Il lui restait un mot, il n'en reste plus rien ») ; mais le mot télégraphe, dont on ne sait pourtant qui au juste l’inventa, ni quand reste attaché au nom de Chappe, promu « ingénieur thélégraphe », plus solidement encore que celui d’avion à son créateur.

 

Sources : J. Lakanal, Rapport à la Convention nationale, 26 juillet 1793, in Journal de l’Instruction publique, n° 2 ; J. G. Peltier, Tableau de l'Europe, t, 1, 1794 ; Gazette de Leyde, 5 septembre 1794 ; Ph. Guilbert et J.-M.-A. Servan, Correspondance entre quelques hommes honnêtes, ou Lettres philosophiques, politiques et critiques…, t. 1, novembre 1794, 3e lettre, p. 45-65, 79-80 ; G. Apollinaire, « L’avion », 1910.

 

dimanche 13 août 2023

Anarchiste

Paris, février 1792

Si le journaliste a existé avant le journalisme, l’anarchie a précédé l’anarchiste. En effet Richelet connaît l'anarchie, qui « se dit lorsqu’il n’y a personne qui commande absolument » (1693), tandis que Furetière rappelle que pendant la Ligue, faute de chef véritable, « la France fut dans une longue anarchie ». Mais chez l’un comme chez l’autre, point d’anarchiste. De même, dans les Reflections on the Revolution in France d’Edmund Burke (1790) : anarchy sans anarchists. Le mot, que le Supplément du Dictionnaire de l’Académie n’admet toujours pas en 1798, a pourtant fleuri sous l’Assemblée nationale législative, au printemps 1792.

L’Ami des patriotes ou le défenseur de la constitution est alors rédigé par l’avocat Michel Regnaud, ancien député qui, à la différence de son ami André Chénier, survivra à la Terreur et deviendra comte d’Empire. En février 1792, le journal dénonce les membres d’un directoire secret des Jacobins qui prétend

déjouer l’odieux complot qui se formait pour rendre à l’assemblée sa dignité, à ses travaux leur utilité, à la constitution sa force, aux anarchistes leur espoir, aux agitateurs leur crédit, aux talents et à la probité leur influence.

Si l’on comprend bien ce paragraphe ironique, anarchiste est alors un mot nouveau (en italique) qui appartient au vocabulaire des Jacobins (les futurs Girondins Brissot, Vergniaux, Pétion…) pour désigner leur adversaire du moment : le Club des Feuillants, ou Amis de la Constitution (de septembre 1791), auquel Regnaud appartient. Les anarchistes ne sont donc nullement des excités de l’extrême gauche mais des modérés qui, après Varennes, espèrent encore sauver la monarchie.

En novembre de la même année, le Mercure français constate que les lieux les plus agités du territoire national sont ceux où les denrées sont les plus abondantes ; que le peuple est tourmenté par des craintes chimériques. Les causes du mécontentement sont

dans le crime de ceux qui font des exportations frauduleuses, dans cette foules d’anarchistes qui se répandent dans tous les lieux, maîtrisent les marchés, et par d’extravagantes déclamations égarent un peuple bon et crédule ; enfin dans ces hommes qui calculent sur le malheur d’autrui.

On voit renaître le même genre de théorie du complot que lors des crises frumentaires de 1775 et 1789, où l’anarchiste a remplacé l’accapareur et l’affameur, respectivement, dans le rôle d’un ennemi d’autant plus inquiétant qu’il n’a pas d’identité précise.

En janvier 1793, L’Ami des lois de Jean-Louis Laya connaît un succès de scandale. M. de Forlis, le héros de la pièce, dénonce ces hommes « Qui, du retour de l’ordre en secret consternés, / De qui le rétablit sont les ennemis nés ». Les montagnards de la Commune de Paris se reconnaissent et font campagne pour la fermeture du théâtre. Mais Forlis a un autre adversaire, M. de Versac, monarchiste « sans règle et sans frein », à qui il reproche « D’être ne France, plus royaliste que le roi. Piqué, Versac répond :

Fort bien ! je vous comprend : ce nom de royaliste

Est un terme poli qui veut dire anarchiste ?…

Les anarchistes sont de tout bord. La confusion terminologique règne. Même si la Révolution française a connu des anarchistes authentiques et convaincus (les « Enragés », tel Jacques Roux), ceux-ci ne se disaient pas anarchistes. Il fallut attendre les théoriciens du XIXe siècle de l’anarchisme (Proudhon, Bakounine) pour qu’anarchie cesse d’être seulement synonyme de désordre social.

 

Sources : L’Ami des patriotes ou le Défenseur de la Constitution, n° 21 du 25 février 1792 ; Mercure français, par une Société de Patriotes, n° 45 du 10 novembre 1792, p. 107 ; L’Ami des lois, comédie en cinq actes, en vers. Représentée par les Comédiens de la Nation le 2 janvier 1793. Par le Citoyen Laya.

 

 

samedi 5 août 2023

Journalisme

 C’est peut-être à Pierre Bayle que l’on doit l’invention du mot journaliste, dans sa préface au premier volume des Nouvelles de la république des lettres, en mars 1684.

Mais quand même les Auteurs des Journaux tâcheroient de ne se pas rencontrer, il seroit impossible qu’ils ne parlassent pas quelquefois d’un même Livre. Car il y a des Ouvrages très-curieux qui viennent en même temps à la connoissance de plusieurs Païs Etrangers, et alors chaque Journaliste se hâte d’en faire mention, sans attendre qu’il ait appris si les Auteurs des autres Journaux l’ont laissé passer, ou s’ils en ont inséré le plan dans leurs Nouvelles. [Nos italiques]

Dès lors on parlera du « journaliste de Hollande » (1686), du « journaliste d’Amsterdam » (1695), du « journaliste de Parme » (1686), du « journaliste de Paris » (1707), pour éviter de nommer, respectivement, Claude Jordan, Jean Tronchin du Breuil, l’abbé Francesco Nazzari (rédacteur du Giornale de’ letterati) ou l’abbé Jean-Paul Bignon (rédacteur du Journal des savants). En effet « journaliste » est généralement employé dans un contexte polémique. Le propre du journaliste est de critiquer les livres qui paraissent ; tandis qu’on nomme gazetier celui qui s’occupe de nouvelles politiques (même s’il peut y avoir cumul et confusion des fonctions).

Le mot journalisme est plus tardif et reste rarissime tout au long du XVIIIe siècle. En 1710, Nicolas Gueudeville, rédacteur de l’Esprit des cours de l’Europe, déclare qu’ « il ne [lui] appartient pas d’ouvrir les cabinets des princes (heureuse vocation qui n’est donnée qu’au grand Héros du Journalisme) ». Gueudeville désigne ici Claude Jordan, désormais rédacteur de La Clef du Cabinet des princes. En 1730, dans sa feuille périodique intitulée Critique désintéressée des journaux littéraires, François Bruys déplore le « Journalisme » du style de l’auteur de l’Histoire militaire du prince Eugène, entendant par là une énumération trop scrupuleusement exacte d’événements présentés chronologiquement. Ce sont là les deux premières occurrences, mais aussi deux emplois que l’on peut qualifier d’improprement modernes puisque c’est, faute d’un autre mot, le travail du gazetier qui est décrit, et non celui du critique littéraire. Pour dire la même chose, Voltaire préfère d’ailleurs parler de « style de gazette ».

Avant 1789, le seul auteur à employer fréquemment et rigoureusement le mot « journalisme » est Louis Sébastien Mercier. « Celui-là avait bien raison, qui a dit le premier, qu’une bonne injure est toujours mieux reçue et retenue, qu'un bon raisonnement ; voilà la Théorie du Journalisme tracée en deux mots », écrit-il en 1778 dans De la littérature et des littérateurs. Le 6 juin de la même année une lettre de Mercier au Journal de Paris s’en prend à La Harpe, coupable d’avoir, en le citant, falsifié les passages, mutilé les phrases : « c’est une ressource du Journalisme, mais il l’emploie trop fréquemment ». Quelques mois plus tard le premier volume du Tableau de Paris dénonce les « demi-auteurs » : « Voués au Journalisme, ce mélange absurde du pédantisme & de la tyrannie, ils ne seront bientôt plus que satyriques, et ils perdront avec l’image de l’honnête, le moral des idées saines ».

C’est à partir de 1790 que « journalisme », cessant de s’appliquer à la seule presse littéraire, devient un mot courant, surtout dans la presse de droite, qui en dénonce les liens consubstantiels avec le nouveau système. Dans les Actes des Apôtres, Jean-Gabriel Peltier constate que « toute la caste écrivante s’est occupée de la révolution » : « le journalisme est devenu la base de l’égalité littéraire ». Il reproche à ses confrères d’avoir mis leur plume au service d’une illusion. Il promet un nouveau journal qui ne se contentera pas de se traîner « à la suite des événements du jour » : « un journal d’anticipation » qui annoncera les succès de la Révolution avant même qu’ils ne se produisent et dispensera ainsi les lecteurs « de lire d’autres feuilles, grandes et petites, que la nôtre précédera ».

Si, comme nous l’avons vu, journalisme n’est pas un mot nouveau en 1789, c’est néanmoins un mot de la Révolution, que Mercier accueille comme tel en 1801 dans sa Néologie.

 

P. Bayle, Nouvelles de la république des lettres, Amsterdam, Henry Desbordes, mars 1684 ; N. Gueudeville, L’Esprit des cours de l’Europe, t. XIX, Amsterdam, mai-août 1710, p. 243 ; F. Bruys, Critique désintéressée des journaux littéraires, La Haye, Van, Lom, 1730, p. 163 ; L. S. Mercier, De la littérature et des littérateurs, Yverdon, 1778, p. 67 ; repris dans Tableau de Paris, chap. CCCLI : « Querelles littéraires » ; L. S. Mercier, Tableau de Paris, 1re partie, Londres, 1781, p. 148 : « Des demi-auteurs » ; J. -G. Peltier, Les Actes des apôtres, Paris, t. XII, chap. 172, 1790 ; L. S. Mercier, Néologie ou Vocabulaire de mots nouveaux, Paris, Moussard et Maradan, 1801, t. 1.